Du chant médiéval au piano actuel : les Sources inconnues de François Mardirossian
Tout juste paru chez Ad Vitam, Sources inconnues de François Mardirossian se présente comme un bouquet sonore surprenant, kaléidoscope d'hommages et de découvertes insolites. Le pianiste y poursuit sa quête d'un piano ouvert aux voix – parfois marginales – et aux esthétiques peu explorées, livrant un album rare, érudit et intime.
François Mardirossian, né en 1989, compte parmi les pianistes les plus curieux et aventureux de sa génération. On se souvient de son intégrale des Études de Philip Glass, mais aussi de ses disques consacrés à Erik Satie, Alan Hovhaness, Moondog ou Keith Jarrett : autant de jalons qui témoignent de son appétit constant pour des langages singuliers, modernes ou contemporains. Il est également musicien au sens le plus large du terme : conférencier, auteur, organisateur de saisons de concerts…
Dans ce nouveau disque, Sources inconnues, l'approche interprétative de Mardirossian, soutenue par une technique pianistique solide, s'accompagne d'une réflexion sur le sens du répertoire et l'articulation de ses différentes composantes, conférant à l'ensemble une cohésion remarquable. L'album se déploie comme une véritable traversée, où se rencontrent des univers disparates rassemblés dans une même constellation sonore.
Le disque s'ouvre avec Caritas abundat d'Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui transpose le chant médiéval dans une écriture pianistique délicate. Le timbre raffiné et la maîtrise de la pédale et du legato confèrent à la pièce un caractère de réminiscence lointaine, presque spectrale, renforcé par l'usage de l'ebow et de son champ magnétique.
Revenant à l'actualité, avec Morning Song of the Jungle Sun de Frédéric Lagnau (1967-2010), la répétitivité lyrique et l'obstination de la main gauche construisent un tissu sonore hypnotique. Trois pièces de Georges Ivanovitch Gurdjieff (1866-1949) – Prière et désespoir, Chant arménien et Danse Sayyde –, réparties au fil du programme, introduisent une dimension à la fois méditative et rhapsodique, ponctuant l'album d'allers-retours entre spiritualité et énergie populaire.
Dexter's Tune de Randy Newman (1943) et Orange mécanique de Wendy Carlos (1939) renvoient à l'univers cinématographique : le premier se caractérise par un lyrisme suspendu et par l'éloquence de ses silences, le second par un mouvement perpétuel et incisif.
L'hommage à Luciano Cilio (1950-1983) avec Dialoghi del presente, Primo Quadro : Incipit & Assolo émeut par une musique qui s'impose dans l'inexorabilité de la mélodie et le poids des respirations, portée par une véritable dramaturgie du son. Tout aussi marquante est la présence dans le disque d'œuvres d'Ervin Nyíregyházi (1903-1987), pianiste et compositeur excentrique, dont Mardirossian retient deux pièces contrastées : The Terror of Playing Beethoven's Appassionata et Andante, Ethereal. La première séduit par son écriture martelée et un toucher percussif dans les graves, où la résonance brouille parfois les contours des notes tout en libérant un écho singulier au premier mouvement de l'Appassionata de Beethoven ; la seconde surprend par une écriture d'une fragilité évanescente.
Au centre du programme, la pièce Sources inconnues de Jean-Yves Labat de Rossi (1947), fondateur aux multiples facettes du label Ad Vitam, se distingue par ses transparences cristallines et une écriture idiomatique de l'instrument, notamment dans les aigus, que Mardirossian rend par un jeu prismatique des volumes. Vient ensuite le triptyque Trois souvenances, composé par le pianiste lui-même, qui se déploie comme un pastiche brillant, mêlant accents stravinskiens, carillons enfantins et turbulences minimalistes.
Avec Nocturne (dicté par Frédéric Chopin) et Grübelei (dicté par Franz Liszt) de Rosemary Brown (1916-2001), Mardirossian déploie une souplesse stylistique dans une écriture pianistique plus « classique », mais traversée d'une aura mystérieuse, comme si cette musique avait réellement été soufflée par les plumes de Chopin et Liszt (renvoyons à la notice pour davantage de… détails).
Vers la fin de l'album, une Improvisation de Mardirossian révèle une construction jarrettienne du discours et met en lumière l'intelligence de son écriture rythmique et mélodique, avant que Soay and Hirta, inspirée d'une danse traditionnelle écossaise de l'archipel de Saint Kilda, à l'extrême nord-ouest du Royaume-Uni (la notice fournit à ce sujet des précisions particulièrement riches et évocatrices), ne vienne clore définitivement le disque en miroir de son ouverture : visions oniriques et textures raffinées, avec en filigrane des résonances jazz, conclues par des accords de cloches qui s'évanouissent.
Tout au long du programme, on apprécie l'habileté de Mardirossian à varier les registres sans jamais perdre son identité. Chaque pièce a sa couleur propre : énergie rythmique, dépouillement minimaliste ou lyrisme improvisé. Le piano se fait tour à tour carillon, percussion ou cloche lointaine, révélant une palette qui souligne autant la solidité technique que la finesse stylistique de l'interprète. La prise de son, claire et équilibrée, met en valeur la diversité des atmosphères et préserve les nuances les plus ténues.
En définitive, la valeur et la cohérence de Sources inconnues résident, à notre sens, dans son hétérogénéité assumée : le disque juxtapose des écritures variées sans jamais perdre le fil et interroge le mystère de la création musicale, ces « sources inconnues » qui lui donnent son titre. Plutôt que d'y voir le risque d'une certaine dispersion, on retiendra que l'intention mosaïque en constitue aussi la force. Avec Sources inconnues, Mardirossian offre un album rare qui parcourt les multiples visages du piano, de l'héritage médiéval aux questionnements contemporains. Une invitation à écouter autrement, à se laisser surprendre par un artiste qui ne cesse de repousser les frontières de son instrument, avec curiosité et intégrité.
Un peu austère mais concise et essentielle, la notice de présentation, complète le projet : un texte au ton personnel, presque intime, qui éclaire les choix du pianiste et prolonge la cohérence de l'ensemble.









