Lise Cristiani, une amazone au violoncelle
Une ruelle d'un quartier mal famé du faubourg Saint-Denis : c'est à l'étage d'une bicoque où l'on pratique les accouchements clandestins qu'est née Lise Cristiani le 4 décembre 1825 – et non à Noël 1827 comme le préconisent de nombreux commentaires.
L'enfant illégitime, qui s'appelle encore Agathe Barbier, est recueillie par ses grands-parents qui vont bientôt découvrir le don pour la musique chez leur protégée. Nicolas-Alexandre Barbier, le grand-père par alliance, arrange pour la jeune fille des leçons de violoncelle chez Bernard Benazet, violoncelliste prestigieux et autrefois élève de Romberg. Vu ses progrès stupéfiants, Nicolas-Alexandre Barbier use de son crédit comme peintre et professeur de dessin des plus jeunes garçons du roi Louis Philippe pour introduire la jeune musicienne dans les milieux huppés de Paris, les fameux « Salons » où les dames de la noblesse ou de la grande bourgeoisie règnent en hôtesses et où se croisent au rythme hebdomadaire les artistes de tout genre autour de la crème parisienne. Pour un novice, il s'agit d'harponner l'un ou l'autre de ces personnages influents, dans l'espoir de pouvoir tisser son réseau, soit le tremplin d'une future carrière. Lise n'éblouit pas seulement par l'élégance de son jeu, mais aussi par son talent d'interlocutrice. À 20 ans, notre violoncelliste a réussi à s'imposer grâce à son charme et à l'extravagance de son instrument, même si le bon goût ne concède aux femmes que le piano ou la harpe. Tenailler un instrument encombrant entre les cuisses tient de l'impudique, voire de l'obscène. Lise Barbier Chrétien, qui vient d'italianiser son nom, s'en fiche royalement et commence à se produire comme Lise Cristiani dans plusieurs salles de la ville, sachant cacher les contours de ses jambes sous une ample robe. Son premier concert public a lieu le 14 février 1845 à la salle Herz de Paris.
Son grand-père Alexandre a fait réaliser le portrait de la violoncelliste qu'il va afficher partout, si bien que le public afflue en grand nombre, leur curiosité se dirigeant moins vers la qualité de ses interprétations que vers sa façon d'arranger sa pose sur scène. Les premières critiques soulignent son apparition gracieuse et l'élégance féminine de son jeu, et le succès de cette première série de concerts lui permet de s'offrir son propre Stradivarius pour, dit-on, la somme colossale 7 000 francs.
Non seulement le choix de son instrument est une transgression des normes, mais aussi son idée de se lancer toute seule sur le parcours d'une tournée internationale. Après un détour à Rouen en mars 1845, elle mise sur le deuxième centre musical en Europe : Vienne. La presse annonce ses entrées sur scène en avertissant le public : « Une femme au violoncelle – c'est le comble ! » En arrivant, la Cristiani organise elle-même ses concerts, se mettant à la recherche de musiciens sur place pour établir les programmes qui consistent en général en un pot-pourri de mélodies tirées d'opéras connus (les tubes de l'époque), de pièces originales avec accompagnement au piano (Offenbach, Franchomme) ou d'arrangements pour des formations de chambre. Les échos positifs dans les journaux l'encouragent à se diriger vers Leipzig où elle pourra conquérir le fameux « Gewandhaus ». Arrivée en octobre 1845, elle s'y voit soutenue par les grands musiciens du fameux conservatoire, avant tout par Mendelssohn, le directeur du Gewandhausorchester, qui l'accompagne au piano et se dit fortement impressionné par son jeu. Et le résultat de cette rencontre mémorable : La Romance sans paroles op. 109 (posthume) dédiée à Mlle Lise Cristiani :

Autographe de la composition, publiée posthume comme « Lied ohne Worte » (domaine public)
Son voyage la conduit ensuite à Berlin où elle joue à la Singakademie et devant le roi de Prusse, avant de zigzaguer à travers l'Allemagne dans une dizaine de villes de Francfort/Oder. A Copenhague le roi du Danemark la nomme « violoncelliste de la Cour ». Les critiques allemands lui attestent un jeu gracieux « loin des manières excentriques et des tours de force des nombreux virtuoses modernes ». Lise Cristiani privilégie d'ailleurs un répertoire qui lui permette de déployer le chant lyrique sur les deux cordes supérieures et les escalades dans les aigus jusqu'au flageolet. Son instrument ne crache jamais d'attaques sur la corde de do, en évitant ainsi de faire ressortir la masculinité du violoncelle. Un journaliste parisien fort misogyne s'est permis déjà en 1845 des commentaires narquois sur ses premières entrées sur scène : « nous ne pouvons guère l'inviter à jouer cet instrument d'une façon large, sévère ; à attaquer vigoureusement les cordes basses au lieu de miauler comme une jolie petite chatte blanche des ‘prières' et des ‘boléros' (…) ce qu'il faut conseiller à mademoiselle Cristiani, c'est de dire sur le violoncelle une tendre et douce romance en la mineur sur la corde la, de lever les yeux au ciel pour se donner un air de sainte Cécile se préparant au martyre, et son succès sera alors pyramidal » (The Rover of concerts dans Revue et Gazette Musicale). Et la Berliner Musikzeitung de 1845 est allée dans le même sens : « Elle traite son instrument décemment et non avec la force, mais avec une grâce et élégance d'autant plus grande. » Et le Magazine pour la littérature de l'étranger de 1845 a estimé qu' « elle semble davantage soutirer les sons à son instrument plutôt que de les en dégager d'une main ferme (…) son charme est sa féminité qu'elle a su mettre en valeur, comme dans la ‘Prière' d'Offenbach, dans la ‘Romance' de Donizetti et dans la ‘Musette' du 17e siècle. »

« Prière » de Jacques Offenbach – le cheval de bataille de la violoncelliste

Et « Boléro » de Jacques Offenbach, qui complète la Prière
En 1846, elle se lance dans une nouvelle tournée. Loin d'être une sainte Cécile au regard convulsif tourné vers les cieux, elle affronte ses aventures avec témérité en mettant le cap sur Saint-Pétersbourg, aux escales en Pologne et dans les pays baltes. La capitale russe est la ville recherchée par tous les musiciens itinérants, disposant d'un public cultivé et connue pour les honoraires généreux. Elle joue devant la Tsarine Elisabeth et n'ayant pas froid aux yeux, elle loue à ses propres frais deux fois le théâtre Bolchoï. Un fiasco : les rangs du plus grand théâtre de la ville restent vides… C'est que le grand Hector Berlioz joue le même soir et fait salle comble ! L'escale de Moscou (deux concerts) en janvier 1948 ne se passe guère mieux. Et elle décide de pousser encore plus à l'Est jusqu'en Sibérie, une aventure qui va s'étendre sur deux ans.
En commençant par Ekaterinenbourg, ses 40 concerts se répartissent sur une douzaine de villes de l'ouest à l'est jusqu'au fin fond de la Russie. Le gouverneur d'Irkoutsk propose à l'artiste d'accompagner son expédition imminente de l'été 1849 vers les extrémités à l'est du pays, un parcours plein d'écueils dont elle parle dans ses propres écrits. La caisse en fer forgé de son Stradivarius solidement brêlée au flanc d'un cheval « je le suivais triomphalement perchée sur une selle de Cosaque, manteau noué au cou, moustiquaire rabattue, la pluie sur le dos et la rivière sous les pieds. Jamais violoncelle de si noble race ne s'est trouvé à pareille fête », l'instrument qu'elle appelle jalousement « mon noble époux ». Elle avance en calèche, en luge, en bateau sur les fleuves, à la limite sur des chars attelés. Puis c'est la traversée de la mer d'Okhotsk vers la péninsule de Kamtchatka.

La presse allemande cite le premier concert connu au Kamtchatka dans la résidence du gouverneur à Petropavlovsk. Elle confirme d'avoir vu des endroits « où jamais artiste n'était encore parvenu ». Le voyage de retour pendant l'hiver 1849/50, à travers des contrées glaciales à moins 40 degrés, lui demande ses dernières énergies. Dans ses lettres à sa famille elle écrit, après avoir traversé 3000 Km de neige d'une traite, qu'elle ne voit « rien que de la neige, des steppes sans fin où l'on se porte soi-même à la tombe. »
En 1850, nous retrouvons la violoncelliste à Moscou d'où elle repart en 1852 pour l'Ukraine pour jouer à Kharkiv, Tchernikov, Kiev et Odessa, avant de remonter jusqu'à la Lituanie et ensuite dans les régions du Caucase. Après des acclamations triomphales dans un camp militaire à Grosny (Tchétchénie) où le prince Bariatinski, escorté de ses Cosaques, lui fait tous les honneurs, elle continue jusqu'à Tiflis (Tbilissi) en Géorgie.
Les documents attestent que sur le chemin du retour, en juillet 1853, Léon Tolstoï l'a entendue jouer à Piatigorsk. En octobre elle arrive à Novotcherkassk, une ville du sud où sévit le choléra. Lise Cristiani, apparemment déjà affaiblie, y succombe 24 heures après son arrivée le 14 octobre 1853, à l'âge de 27 ans.

Le monument funéraire de la musicienne (DP)
Sous le titre Voyage d'un Stradivarius, Alexandre Barbier, le grand-père et premier promoteur de notre virtuose, va lui consacrer plusieurs pages de feuilleton dans le Journal des Débats des 26 et 27 septembre 1860, en soulignant cette alliance entre la musicienne et son instrument « que rien ne devait plus dissoudre, hormis la mort. » Barbier s'applique à donner les détails de la trajectoire de la violoncelliste en Sibérie, comme par exemple son passage à Tobolsk où « les sommités officielles même s'empressent autour d'elle ; elle est accueillie comme un oiseau chanteur, écho d'un printemps lointain, qui se serait égaré sous ce triste climat. Elle est applaudie pour son talent, recherchée pour sa grâce et son esprit… » Quant à la mort de Lise il dit que « la fatale nouvelle n'en vint à sa famille que beaucoup plus tard (…). La guerre de Crimée ayant éclaté, le pauvre Stradivarius demeura prisonnier. »

Le Stradivarius de Lise Cristiani, appelé « le Cristiani »
L'instrument est cependant retrouvé et ramené à Paris par Edouard Thouvenel, l'ambassadeur français à Constantinople. Il repose actuellement dans une vitrine du Museo del Violino à Cremona, faisant partie de la collection Walter Stauffer. Il s'agit d'ailleurs d'un des premiers spécimens de Stradivari, aux dimensions légèrement plus grandes. Selon les spécialistes il s'agirait d'un des plus précieux violoncelles du maître de Cremona.
Accompagnée d'un luthier de Paris, Sol Gabetta s'est rendue en 2024 à Cremona où le directeur du Museo del Violino a sorti de la vitrine ce fameux « violoncelle de Stradivari à l'étiquette « Lise Cristiani » pour qu'elle le fasse chanter dans la salle réservée à cet effet. Le 2 août 2024, elle a présenté avec un groupe de musiciens un programme ‘Lise Cristiani' au Festival Menuhin de Gstaad.
Modifié le 19/11/2025
Nous avons actualisé cet article avec les nouvelles informations trouvées par Waldemar Kamer. Il nous indique que dans son prochain ouvrage, Sur les traces de Lise Cristiani, documents réunis et présentés par Waldemar Kamer (livre numérique à paraître en avril 2026), il évoquera les liens clairement admiratifs de Fanny Mendelssohn avec Lise, sa cadette de 20 ans et 20 jours. Cf. notre article sur Fanny Mendelssohn pour son 220e anniversaire.
S O U R C E S
Freia Hoffmann, Reiseberichte von Musikerinnen des 19. Jahrhunderts, Olms, Hildesheim, 2011
Freia Hoffmann, Europäische Instrumentalistinnen des 18. und 19. Jahrhunderts: «Cristiani, Chrétien, Barbier, Lise, Lisa, Elise», Oneline-Lexikon des Sophie Drinker Instituts, 2007/2010
Simone Jung, Violoncellistes virtuoses et voyageuses intrépides (Mit dem Cello ans Ende der Welt) – Sol Gabetta sur les traces de Lise Cristiani, film documentaire pour Arte, Allemagne-France, 2024
Waldemar Kamer et René de Vries, Lise Cristiani, Paris, Bleu nuit éditeur, 2025. Publié avec le soutien du Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française.
Crédits photographiques : Lithographie von H. J. J., nach Thomas Couture, ca. 1860 © Image libre de droit















bonjour et merci de nous faire decouvrir cette exceptionnelle musicienne.
A–t-elle écrit? quel ouvrage biographique conseillez-vous?
un grand merci.
Christel Marin
Cher Monsieur, Je vous remercie de votre intérêt. Le spécialiste de Lise Cristiani s’appelle Waldemar Kamer qui vient de publier la première biographie sur Lise Cristiani dans la collection « horizons » des éditions bleu nuit. Je viens de la lire ces derniers jours en version numérique. Le livre doit sortir actuellement. Bonne lecture! Voir aussi les nombreux documents dans les médias allemands (interviews avec Sol Gabetta etc.).
Joseph Zemp