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Martin Harriague défend une danse sophistiquée

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Directeur artistique du Ballet de l'Opéra Grand Avignon, fait partie des chorégraphes qui cultivent l'écriture de la danse. Alors que le ballet America va animer les nuits d'Avignon à La Scala Provence en juillet, son duo Crocodile vient d'obtenir le Grand Prix danse du Syndicat de la critique pour la saison 2024-2025. Rencontre avec un chorégraphe amoureux.

ResMusica : Quel est votre parcours d'interprète et comment êtes-vous devenu chorégraphe ?

: À part faire des imitations de Michael Jackson, je n'ai pas fait de danse classique ni de danse moderne quand j'étais enfant. J'ai commencé à 19 ans, au moment où mes parents ont divorcé et où ma mère quittait le foyer. Dans ce chaos, j'ai décidé d'arrêter mes études de droit, car j'avais envie de faire quelque chose en lien avec la scène. Mon père m'a conseillé d'appeler , le seul chorégraphe connu au Pays Basque à l'époque (en 2007). Je lui ai écrit un mail, et il m'a répondu.

À partir de novembre, j'ai suivi un an de danse classique à Bayonne, que j'ai complété par des cours de danse contemporaine, de jazz, de théâtre, de musique… En juillet, je suis parti à l'école d'Anne-Marie Porras à Montpellier pendant un an, à un rythme extrêmement soutenu. Ensuite, j'ai auditionné pour le Ballet Biarritz Junior et pour le programme Dance, créé à l'époque par William Forsythe, Wayne McGregor, Angelin Preljocaj et Frédéric Flamand. J'ai été pris aux deux, mais j'ai choisi d'entrer au Ballet Biarritz Junior, où je suis resté un an.

À la fin de cette année-là, je n'ai pas trouvé de contrat dans une compagnie professionnelle. Malandain ne m'a pas pris dans sa compagnie, car il trouvait que je n'avais pas le niveau — il a été honnête avec moi. Je me suis alors retrouvé à l'école du Ballet de Marseille pour trois mois, et j'ai encore eu de la chance : ils remontaient une pièce de Malandain, et j'ai remplacé au pied levé un soliste. J'ai fait deux ans à Marseille avec Frédéric Flamand, et nous avons beaucoup tourné à l'étranger.

« Mon rêve était d'intégrer la Batsheva, mais cela n'a jamais fonctionné, car Ohad Naharin disait que j'étais « too cooked », trop formaté. J'en ai fait un solo ! »

Puis je suis parti pendant trois ans aux Pays-Bas chez Stephen Shropshire, ancien danseur d'Itzik Galili, qui avait repris sa compagnie. Son écriture est extrêmement physique. Malheureusement, la compagnie a fermé en 2012, après plus de 50 millions d'euros de coupes budgétaires en Hollande. Ensuite, je suis parti en Israël, où j'ai passé cinq ans et demi à la Kibboutz Contemporary Dance Company. Mon rêve était d'intégrer la Batsheva, mais cela n'a jamais fonctionné, car Ohad Naharin disait que j'étais « too cooked », trop formaté. J'en ai fait un solo !

Plus tard, la directrice du Ballet Biarritz Junior m'a parlé d'un concours de chorégraphie à Biarritz. Je m'y suis présenté, et nous avons remporté le Prix Malandain, le prix du public et celui des professionnels, ce qui m'a donné envie de me lancer dans une carrière de chorégraphe. Ma première pièce datait déjà de 2009, au Ballet national de Marseille. J'ai pris au mot le conseil de René Corbier et j'ai continué la chorégraphie aux Pays-Bas, en Israël, puis à Biarritz. Nous avons remporté plusieurs concours : Hanovre, Copenhague, Biarritz. En 2018, m'a finalement proposé de devenir chorégraphe associé. C'est à ce moment-là que j'ai décidé d'arrêter ma carrière de danseur, de quitter Israël et de revenir à Biarritz.

RM : Vous avez collaboré avec de nombreuses compagnies européennes. Comment s'est construite cette carrière de chorégraphe indépendant ?

MH : C'est arrivé petit à petit. J'ai reçu beaucoup de commandes de compagnies à l'étranger, principalement grâce aux concours : j'ai été invité à créer au Scapino Ballet Rotterdam, repéré à Copenhague, invité à concevoir une soirée à Leipzig… Je me suis entouré d'un agent (celui d'Alexander Ekman) qui m'a aidé à décrocher des contrats, notamment à Wiesbaden. Ma carrière s'est donc construite par le bouche-à-oreille et grâce à cet accompagnement. Aujourd'hui, je travaille seul, car je comprends mieux comment ça fonctionne et je préfère gérer les choses moi-même. Je reste chorégraphe indépendant : je viens de signer une pièce pour Mannheim, et l'an prochain, une autre pour les Ballets de Monte-Carlo. C'est aussi mon gagne-pain.

RM : Vous êtes depuis un an directeur artistique du Ballet de l'Opéra Grand Avignon, à l'issue d'un processus particulier où les danseurs vous ont choisi. Quel bilan tirez-vous de cette première année d'expérience de direction ?

MH : Ce poste avait été créé avant le Covid, à mi-temps, pour Emilio Calcagno. J'ai candidaté et obtenu le poste. Cependant, je pense que l'on ne peut pas exercer la fonction de directeur artistique à mi-temps, compte tenu de l'investissement que cela demande. C'est pourquoi mon objectif est de faire évoluer le statut de directeur de ballet, sur le plan salarial comme sur le plan de la reconnaissance pour le travail de direction artistique.

« Mon objectif est de faire évoluer le statut de directeur de ballet, sur le plan salarial comme sur le plan de la reconnaissance pour le travail de direction artistique. »

Le fait que la direction de l'Opéra Grand Avignon ait donné une voix aux danseurs est très respectueux, dans une société où la hiérarchie est souvent remise en question. J'ai envie de faire évoluer le ballet, non pas pour moi, mais pour les danseurs, et c'est pour cela que je m'investis autant. S'il y a un enthousiasme, une vision artistique forte, un vrai désir d'évolution, cela peut fonctionner. Bien sûr, une fois que l'on a choisi un directeur, il faut pouvoir lui faire confiance. Cela oblige à l'écoute, au dialogue, et permet de valoriser les initiatives, de mettre en place de nouveaux projets.

RM : Vous indiquez être sorti récemment de votre obsession pour Donald Trump, à qui vous avez consacré une douzaine de spectacles, dont America, créé pour le Ballet de l'Opéra Grand Avignon et qui sera repris cet été à La Scala Provence. Pourquoi cette obsession ?

MH : Tout a commencé en Israël, au moment de son élection, puis aux Pays-Bas, où j'ai créé une pièce pour une compagnie jeune public. Ensuite, j'ai conçu America à Leipzig, avant de le reprendre à Avignon. J'avais besoin de me rassurer en remontant cette pièce. Je suis un peu fatigué de cette personnalité, car j'ai pris un virage différent dans ma carrière, avec Crocodile, un travail plus abstrait, moins théâtral, plus axé sur le corps.

RM : Qu'est-ce qui rend America si actuel et si percutant ? Le spectacle vivant permet-il de prendre du recul sur le réel ?

MH : Je ne sais pas si on prend vraiment du recul. Je suis un peu sarcastique, et cela m'a parfois été reproché. J'ai compris que l'on pouvait aussi être poétique, et c'est très bien. J'ai souvent ressenti un sentiment d'injustice dans le monde, que j'ai eu besoin d'exprimer à travers mes pièces, même si ce n'était pas toujours de la danse. Aujourd'hui, j'ai envie de parler de beaux sentiments, de belles choses. J'ai découvert l'amour, et cela m'a fait beaucoup de bien.

Quand j'ai commencé à réfléchir à America, j'étais encore en Israël, dans un pays traversé par les conflits. J'ai créé cette pièce avec beaucoup d'humour. Quand je l'ai reprise à l'Opéra, j'étais en résidence aux États-Unis, et je suis allé au Madison Square Garden assister à un rassemblement de Trump. C'était extrêmement dérangeant. J'ai eu peur de ce que devenait la société américaine. J'ai donc voulu reprendre la pièce en lui donnant un ton plus sombre, plus terrifiant, en me débarrassant de l'humour et du sarcasme. Aujourd'hui, on ne peut plus rire de tout. Et j'ai voulu aussi lui apporter une touche d'optimisme. Aux États-Unis, il y a aussi des créateurs qui font des choses intéressantes, et c'est pour cela que j'ai invité trois chorégraphes américaines dans un autre programme, pour proposer un contrepoint à toute cette absurdité, cette violence et cette débilité incarnées par Donald Trump.

RM : Vous venez de remporter le Grand Prix Danse du Syndicat de la critique pour Crocodile, un duo créé en septembre 2024 au festival Le Temps d'aimer. En quoi cette récompense vous rassure-t-elle ?

MH : Crocodile est une pièce très personnelle. Ce sont des retrouvailles, quelque chose que j'ai vécu au moment du décès de ma mère, il y a un peu plus de deux ans. C'était une période où la pièce que j'avais présentée sur Trump et Greta Thunberg à Biarritz n'avait pas été bien reçue, ni par le public ni par les professionnels. À un moment, j'ai cru que j'allais tout arrêter…

Puis j'ai retrouvé une amie d'enfance. Nous sommes tombés fous amoureux, et j'ai eu envie d'en parler. J'ai longtemps pensé, comme le disait James Baldwin, qui m'inspire beaucoup, que l'artiste est là pour réveiller les consciences. J'ai voulu créer des pièces politiques ou écologiques. Mais j'en ai eu assez, et j'ai eu envie de parler d'amour. Crocodile est une pièce très technique, qui demande beaucoup de concentration, mais elle a été très simple à monter avec Émilie Leriche, qui a fait un travail extraordinaire. Parler de soi et de son expérience, cela peut aussi toucher les gens.

C'était aussi une manière de répondre aux critiques, qui me cataloguaient comme « créateur de cabaret ». Avant d'être cela, je suis un danseur qui a énormément travaillé la technique. Mon vrai langage est un langage contemporain, pas un langage néoclassique comme j'ai parfois dû l'adopter à Biarritz ou Mannheim. Je voulais affirmer que je suis un danseur contemporain, que mon écriture est contemporaine. Et le montrer sur scène, avec une danseuse qui correspond à ma vision de la danse.

« Je voulais affirmer que je suis un danseur contemporain, que mon écriture est contemporaine. Et le montrer sur scène, avec une danseuse qui correspond à ma vision de la danse. »

RM : Quels sont vos prochains projets pour 2025-2026 ?

MH : Je vais créer une nouvelle pièce pour les Ballets de Monte-Carlo en juillet 2026. Je tenais à mettre en avant cette compagnie, à exploiter leur technique classique — ils m'ont complètement époustouflé, surtout les filles sur pointes. Cela m'a donné envie de faire une première pièce sur pointes, plutôt néoclassique, mais enrichie de mon approche contemporaine, avec un compositeur électro en direct. J'aimerais proposer une sorte de ballet futuriste, pour voir ce que mon langage peut apporter à un travail sur pointes.

Avant cela, avec le Ballet de l'Opéra Grand Avignon nous avons Prométhée en décembre, d'après Les créatures de Prométhée, le ballet de Ludwig van Beethoven, en coproduction avec l'Orchestre national Avignon Provence et Awen, une création mondiale avec le Chœur de l'Opéra Grand Avignon, sur la musique The Sacred Veil d'Eric Whitacre, prévue dans une église.

RM : Vers quoi souhaitez-vous emmener les danseurs du Ballet de l'Opéra Grand Avignon ?

MH : Je l'ai dit clairement : je veux que le Ballet Grand Avignon parte en tournée. Il faut d'abord consolider les liens avec les théâtres qui nous ont déjà accueillis. Le Ballet peut encore progresser techniquement et dans l'interprétation. Je veux les conduire vers des écritures plus techniques, plus virtuoses. Pour moi, il est important que ce soit une danse qui danse, une danse écrite, recherchée, éprouvée, qui a du sens — pas de la gesticulation. Je défends une danse sophistiquée. Le programme conçu avec les trois chorégraphes américains leur a fait beaucoup de bien — ce fut difficile, surtout avec le travail de Stephen Shropshire, mais ils se sont accrochés. Je suis très content de ce groupe. Mon idée est de les emmener encore plus loin, de les challenger.

Crédits photographiques : Crocodile © Stéphane Bellocq ; America © TTS pictures Christophe Bernard ; Portrait © Anne Deguehegny

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