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Christian Sibelius, frère protecteur

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, frère du célèbre compositeur (1865-1957) a joué un rôle d'une importance cruciale dans la vie de son proche et aimé parent. Né le 28 mars 1869 à Hämeenlinna, quatre ans après son frère, et décéda le 2 juillet 1922 à Helsinki, trente-cinq ans avant lui.

Christian Gustav Sibelius, le père de la fratrie Sibelius, né à Loviisa en 1821, était médecin et chirurgien militaire. Ses parents, de conditions modestes, avaient eu quatre enfants qui exercèrent des métiers traditionnels (marchands et capitaine de navire) pour les plus âgés tandis que, la situation sociale s'améliorant, le jeune Christian devint médecin, tout comme son propre grand-père maternel jadis, nommé Mathias Åkerberg. Christian Gustav disparut précocement, succombant au typhus en juillet 1868 à 46 ans, laissant sa femme et leurs trois enfants en bas âge dans un sérieux dénuement. En effet, le docteur Sibelius avait sombré dans l'alcoolisme et ruiné la famille ainsi que sa propre santé par ses frasques permanentes. Son second enfant fut prénommé Christian en son souvenir. Sa femme Maria Charlotta Borg Sibelius (1841-1897) se retrouva pratiquement seule pour élever ses enfants et dut lutter contre l'impécuniosité permanente du foyer.

La carrière prestigieuse que allait connaître n'empêcha nullement le fils cadet de devenir un violoncelliste talentueux, un instrument qu'il pratiquait principalement dans le cadre de la musique de chambre. Il joua souvent avec son frère Jean (violon) dans leur jeunesse, et forma même un trio avec leur sœur Linda au piano. La fratrie semble avoir été étroitement soudée et régulièrement auto-secourable tout au long de leur existence. Ils se produisaient en duo ou en trio régulièrement durant leur enfance, puis leur adolescence, auprès de la famille, d'amis ou encore de familles plus ou moins proches qui réclamaient leur participation. Il arriva que Christian se produisît seul en concert avec une grande réussite. Leur répertoire retenait principalement les classiques viennois (Haydn, Weber, Mendelssohn, Brahms, Schumann), les romantiques germaniques et aussi le Norvégien Edvard Grieg.

Le temps du choix d'un métier

Puis Christian consacra une grande partie de son temps à ses brillantes études médicales. Parallèlement, vers la fin de ses études secondaires, Jean réfléchissait à la voie à suivre pour exercer un métier. Il écrivit dans une missive : « Kitti est fait pour la médecine, mais pas moi. » Effectivement, il s'engagea pour le restant de son existence dans l'étude de la musique, le perfectionnement du violon et bientôt dans ses ambitions sans cesse croissantes et dévorantes pour devenir compositeur. Jean s'inscrivit à l'Institut musical , du nom du fameux compositeur et pédagogue finlandais, et y devint élève peu de temps avant son vingtième anniversaire avec comme matière principale le violon. Il y resta quatre années (1885-1889), tandis que son frère Christian perfectionnait dans le même établissement le violoncelle (1888-1890), tout en se destinant à ses études de médecine. Ce dernier s'occupa également d'une société chorale d'une douzaine de personnes autour de 1886.

En 1887, Sibelius composa une Valse fantastique pour son frère et lui attribua, selon le compositeur, le numéro d'opus 1. En 1889, Christian reçut la dédicace d'un Andante molto en fa mineur pour violoncelle et piano, également composé par son frère. Il lui dédia aussi, la même année, une Fantasia pour le même effectif. Jean ébaucha en 1888 un Thème et Variations en do dièse mineur pour quatuor comprenant deux violons, alto, violoncelle, qu'il présenta à l'Institut de musique. Il joua de l'alto lors de la première ; Christian tenait le violoncelle, Hermann Csillag, un des professeurs de Janne, et Anna Tigerstedt, les violons. Une pièce baptisée Grande Fantasia (vers 1889) pour violoncelle et piano fut également dédicacée à Christian.

Son baccalauréat en poche en 1889 (il avait 20 ans), commença des études de médecine et passa son doctorat en 1897, et devint la même année professeur agrégé d'anatomie pathologique à l'Université d'Helsinki. Le jeune et étincelant médecin se fit remarquer avec son sujet de thèse intitulé Contribution à la connaissance des changements histologiques de la moelle épinière, des racines spinales et des ganglions dans la paralysie progressive, mettant en évidence le lien entre la paralysie et les lésions de la moelle épinière. Cette avancée lui conféra une renommée indéniable et le positionna à l'avant-garde des anatomo-pathologistes de son temps. S'ensuivirent plusieurs travaux scientifiques, dont certains réalisés à Berlin, de première importance. On compara son action dans le domaine de la neurologie à celle de Charcot à Paris. Il œuvra, entre 1898 et 1910, à l'enseignement de la psychiatrie aux étudiants et aux médecins généralistes, rendant cette discipline, jusqu'alors négligée, obligatoire.

En 1904, il travailla à l'hôpital psychiatrique de Lapinlahti dont il devint psychiatre en chef, lié à l'Université d'Helsinki, et suivit notamment les étudiants en médecine. Ce poste le conduisit à effectuer des recherches dans le domaine psychiatrique, nouvelle orientation qui l'amena à devenir professeur agrégé de psychiatrie en 1906 et professeur titulaire en 1909, à 40 ans. Il œuvra ainsi efficacement pour l'amélioration des soins de santé et contribua à la fondation de l'Association finlandaise de psychiatrie en 1913 dont il fut président. Il influença l'adoption de traitements plus humains au profit des patients.
L'ensemble de ses idées, de ses travaux, de son comportement humain et professionnel justifie qu'il ait été considéré comme le plus grand psychiatre finlandais.

mourut le 2 juillet 1922 à l'âge de 53 ans et fut enterré au cimetière de Hietaniemi à Helsinki. Il laissa quatre enfants et sa femme, l'écrivaine de contes pour enfants et traductrice Kaino Ihanelma (Nelma) Swan (1878-1970), qu'il avait épousée le 28 juin 1900. Elle lui survécut presque un demi-siècle. Plusieurs enfants embrassèrent la carrière médicale et se montrèrent de bons musiciens ; ultérieurement, certains de leurs propres descendants furent attirés par les mêmes disciplines.

Christian, un frère toujours proche et secourable

Vers 1888-1889, Jean et Christian furent plusieurs fois invités à Helsinki dans un appartement loué par Elisabeth Järnefelt, épouse d'un général fort populaire. Ils venaient de faire connaissance et côtoyaient leurs enfants tous doués, qui devinrent fameux dans leur branche respective : citons la musique (Armas), la peinture (Eero) et la littérature (Arvid). C'est dans ce contexte que Jean tomba amoureux de leur sœur Aïno, âgée de 17 ans, qui devint son épouse fidèle et resta à ses côtés jusqu'à sa mort. Trop dépensier, Jean s'était endetté et sa famille avait été dans l'obligation d'emprunter de l'argent (entre novembre 1888 et mars 1889) pour payer ses excès en tout genre. Il manifestait indéniablement dans son comportement un certain égoïsme.

Lorsque se rendit à Berlin – de septembre 1889 à juin 1890 – il eut l'occasion de se rendre au Kroll Opera pour assister à une représentation de Don Giovanni de Mozart, dont il découvrit pour la première fois un opéra du maître autrichien. Sans tarder, il fit part de son enthousiasme dans une lettre à son frère, qui lui répondit en lui demandant si l'œuvre était aussi belle qu'on pouvait l'imaginer. Jean écrivit à son cher oncle Pehr le 3 octobre : « Je suis presque devenu un vrai Berlinois, sans pour autant boire de la bière. Les médecins me l'ont interdit. » Prévenant mais sans détour quand la situation l'imposait, son frère lui reprocha dans une missive datée du 2 mai 1888 : « Si tu réfléchis bien, tu verras que ces deux derniers mois, tu n'as abordé dans tes écrits que des questions d'argent, de sorte que nous ignorons tout ce que tu fais et entends et de la façon dont tu profites de la vie. »

Quelques temps plus tard, alors que Jean devait séjourner à Vienne grâce à l'octroi d'une nouvelle bourse d'études, il dut être hospitalisé à Berlin pour la deuxième fois. Cet événement obligea son frère à lui envoyer une nouvelle fois de l'argent, car il avait, encore et déjà, dépensé tout ce qu'il avait. Ses goûts de luxe devenaient partie intégrante de sa personnalité. Christian le supplia de rentrer au pays dès que les médecins auraient donné leur accord. Les causes exactes de plusieurs courtes hospitalisations qui eurent lieu à Helsinki, Berlin et Vienne auraient été motivées par un état de fatigue plus ou moins lié aux excès de tabac, de café, d'alcool et aussi à une alimentation très déséquilibrée. Le dossier médical n'était pas documenté avec certitude en ce qui concerne trois séjours hospitaliers. À propos de la troisième hospitalisation en moins de deux ans, dans une luxueuse clinique, qui s'imposa fin avril 1891 à Vienne pour une durée assez longue semble-t-il, il aurait précisé qu'il avait dû se faire opérer d'un calcul rénal très douloureux. Toutefois, il ne tint pas le même discours au célèbre chef d'orchestre , auquel il aurait confié avoir été traité pour une infection vénérienne. Sans argent pour régler les frais médicaux engagés, on refusa de le laisser sortir de l'établissement de haut standing qui l'avait reçu. Il se tourna une fois encore vers Christian, qui se débrouilla pour lui faire parvenir la somme exigée.

Le 8 juin 1891, Sibelius quitta Vienne pour Berlin. Il ne devait retourner en Autriche qu'en 1901. Là, en compagnie de son beau-frère Armas Järnefelt, chef d'orchestre et compositeur, d'Adolf Paul, écrivain, et d'autres compagnons de libations, il dépensa le peu d'argent qu'il lui restait. Il fit encore appel au secourable Christian pour acheter son billet de retour vers la Finlande !

Quelques semaines après le triomphe enregistré lors de la création de Kullervo, grand poème symphonique pour soprano, baryton, chœur d'hommes et orchestre op. 7, Jean Sibelius et Aino Järnefelt se marièrent le 10 juin 1892 dans la résidence familiale de la mariée, non loin de Vasa. Parmi les invités du marié, seuls Linda et Christian étaient présents. Preuve de la proximité fraternelle : lorsque les jeunes mariés s'installèrent à l'automne 1892 dans une grande maison en bois située à Helsinki, ils eurent un locataire nommé… Christian Sibelius ! En avril 1898, Sibelius resta à Berlin tandis qu'Aino retourna en Finlande ; Christian le rejoignit dans l'optique de se perfectionner en pathologie. Certains traits ou comportements ne s'effaçaient pas facilement ! Jean incita Christian à acheter un chapeau haut-de-forme, à ses yeux indispensable dans une grande ville réputée. N'empêche qu'ils assistèrent à des représentations des Noces de Figaro de Mozart, du Fidelio de Beethoven, du Tannhäuser de Wagner. Ils écoutèrent le fameux Quatuor Joachim et entendirent la Symphonie fantastique de Berlioz. À l'automne 1898, la famille Sibelius s'installa dans un autre appartement d'Helsinki, et une nouvelle fois, Christian s'installa avec eux et participa à la location.

Plus tard, en février 1901, le compositeur résidait à Rapallo, en Italie, non loin de Gênes. Il cherchait l'inspiration pour ses prochaines créations et, bientôt, sa Finlande natale lui manqua. Le 31 janvier, son frère Christian lui adressa une lettre qui le rassura, car le créateur se laissait aller à imaginer de manière quelque peu obsessionnelle un complot le visant. Il profita de ces nouvelles plutôt positives pour ajouter à sa prose une supplique le pressant de diminuer sa consommation de boissons alcoolisées et de réduire sensiblement son tabagisme. Le compositeur craignait régulièrement — et en ressentait une intense et pénible angoisse — que son inspiration créatrice ne vînt à s'assécher. À cela s'ajoutaient les soucis chroniques mais anxiogènes relatifs aux difficultés financières constantes du foyer. Sans oublier de préciser qu'un malheur avait durement frappé la famille du compositeur avec le décès, à l'âge de 15 mois, de sa troisième fille Kirsti, survenu le 13 février 1900, victime d'une fièvre typhoïde.

À la fin de l'année 1902, le compositeur se rapprocha d'un nouveau cercle artistique nommé Euterpe, qui souhaitait l'ouverture au monde extérieur. Les réunions qui s'organisèrent conduisirent à multiplier les excès de boisson, et ce fut l'occasion pour Christian, depuis Berlin, de lui recommander avec insistance d'arrêter son intempérance. Conseil appuyé et exacerbé par son expérience de l'analyse des lésions cérébrales lors des autopsies constatées chez les alcooliques chroniques. Dans une lettre du 27 décembre 1902, Christian réitéra ses conseils : « Tu dois, pour ta santé, ne plus boire une seule goutte d'alcool. C'est absolument indispensable. » Il ajoutait des arguments censés le flatter et le réveiller enfin, en précisant qu'il se devait de défendre son art, son pays et sa famille. Dans une missive envoyée à Christian en mai 1903, Jean expliqua que diriger plus de musique de sa plume pourrait améliorer sa situation financière. Il obtint encore une aide financière de Christian. Hélas, il précisa une facette de son comportement en lui confiant que, face à l'orchestre, lorsqu'il se tenait sur le podium et qu'il avait bu la moitié d'une bouteille de champagne, il dirigeait alors comme un jeune dieu. « Autrement, je suis nerveux et je tremble, je me sens peu sûr de moi, et alors tout est perdu. » Et d'ajouter : « C'est la même chose lors de mes visites au banquier. »

La création à Helsinki de son Concerto pour violon et orchestre le 8 février 1904 s'était soldée par une réussite mitigée. Il allait en élaborer une extraordinaire seconde version destinée à conquérir le monde, qui la découvrit le 19 octobre à Berlin, sous la direction du célèbre Richard Strauss. Mais juste après la création de la première mouture, son moral fut malmené et le poussa, une fois encore, à consommer trop d'alcool, engloutissant inconsidérément l'argent qui devait servir à payer les entrepreneurs chargés de construire sa future propriété de Järvenpää. Aino et Christian tentèrent d'enrayer cette mauvaise pente. Une série de concerts rémunérateurs permit d'améliorer temporairement une situation financière délicate, qui néanmoins s'aggrava car le coût de la construction était exorbitant. À l'époque, en avril 1906, le compositeur devait livrer à son éditeur impatient la partition achevée du poème symphonique Luonnotar. Il confia à son frère qu'il y travaillait avec acharnement, mais l'œuvre ne fut achevée que plusieurs années plus tard. En juin de cette année-là, Christian et Jean apprirent que leur sœur Linda venait d'être internée.

Le spectre du cancer de la gorge

Un souci médical très sérieux allait bousculer durablement le compositeur et perturber ses proches, tous terriblement marqués par l'angoisse. On découvrit dans le courant de l'année 1910 la présence d'une tumeur localisée au niveau du larynx, après qu'il se fut plaint d'une sensation de gêne située au niveau de la gorge. Un spécialiste en oto-rhino-laryngologie exerçant à Helsinki fut consulté et confirma l'existence d'une tumeur laryngée. L'absence d'amélioration intégrale et l'incertitude d'un diagnostic indiscutable poussèrent son frère Christian à solliciter un autre avis spécialisé autorisé à Berlin. Il écrivit : « Mon frère, Jean Sibelius, a une tumeur du larynx. Une partie de la tumeur a été extirpée ici par un collègue. »

Christian suivit attentivement toutes les étapes de cette pathologie. Médicalement, on ne pouvait guère proposer de thérapeutique complémentaire et radicale. Bien sûr, les médecins et les proches de Jean Sibelius ne manquèrent pas de renouveler leurs sempiternels conseils hygiéno-diététiques. Dans une missive, il indiqua avoir dû subir pas moins de « treize opérations de la gorge ». Cette période de tension et d'incertitude déboucha enfin sur une hygiène de vie nettement améliorée durant une longue période, jusqu'en 1915 environ, avant que les mauvaises habitudes ne reprennent peu à peu leurs droits. Ces restrictions drastiques n'amoindrirent nullement ses capacités créatrices, ainsi que le prouvent les authentiques chefs-d'œuvre qui allaient sortir de son cerveau pendant ce laps de temps.

La disparition d'un frère aimant, attentif et secourable

Lorsqu'à la fin de 1913, Christian fut assez sérieusement malade et hospitalisé, Jean en fut très perturbé. « Ces derniers jours, j'ai été touché par une tristesse immense. Depuis longtemps, mon frère bien-aimé est tombé gravement malade avec un état d'épuisement et d'anémie. Le risque pour sa vie est encore présent bien qu'il soit à présent mince », confia-t-il à son journal le 28 octobre. Fin novembre, Christian alla se reposer et récupérer à Ainola, chez Jean et Aino, pour la très grande satisfaction de la famille. « Christian est tous les jours ici… Puisse-t-il retrouver entièrement la santé ! Pour moi, tout cela est inimaginable. Il a toujours été le plus fort », écrivit-il dans son journal le 28 novembre.

Lors du voyage du compositeur aux États-Unis en mai 1914, Christian reçut un courrier lui indiquant que son frère envisageait d'organiser une grande tournée de concerts dans ce pays afin de gagner de l'argent destiné à éponger ses propres dettes et celles de son frère. Le séjour américain lui apporta beaucoup de satisfactions artistiques. Il écrivit à son frère : « Ici, je vis dans le grand luxe. On me considère comme une importante célébrité et parfois j'éprouve quelques difficultés à conserver le bon “profil”. » La guerre et les graves troubles socio-politiques qui bousculèrent la vie en Finlande cantonnèrent le compositeur à limiter drastiquement ses déplacements pendant une longue période et ainsi réduisirent à néant de potentielles rentrées d'argent. Une nouvelle inattendue lui fut d'un grand réconfort. Le 5 février 1916, la célèbre soprano finlandaise Ida Ekman (1875-1942), très appréciée du compositeur, se rendit à Ainola et lui offrit une grosse somme d'argent qui permit d'éponger une grande partie de ses dettes. « Je déborde de joie. Je n'avais jamais imaginé qu'une telle chose puisse m'arriver. » Il nota à la date du 2 février : « Hier chez mon frère Christian, cet homme merveilleux. M'attaque à la révision de la Symphonie 5.»

En 1918-1919, les troubles sociaux et politiques majeurs qui touchèrent la Finlande conduisirent à une guerre civile finlandaise, marquée par les oppositions brutales entre les Blancs (nationalistes et indépendantistes) et les Rouges (communistes et pro-soviétiques), qui accentuèrent l'insécurité au quotidien. Christian ne masqua pas son opposition farouche aux comportements déraisonnables des Rouges (« des fous », selon son jugement). Ses commentaires dénués de complaisance étaient potentiellement dangereux pour la survie de ses proches. D'ailleurs, le 14 février 1918, Jean Sibelius fut arrêté par les Rouges et, fort heureusement, libéré peu de temps après. Sibelius informa dans son journal à la date du 17 février : « Nouveaux assassinats, ce qui me déprime et nous bouleverse. Mon frère Christian emprisonné, mais relâché. » Les injonctions de ces derniers visaient à s'assurer des lits médicalisés pour leurs soldats. Christian, avec raison ou diplomatie, s'y opposa.

Le grand chef d'orchestre finlandais , dans l'optique de protéger lui aussi sa famille, la fit venir à Helsinki dans la clinique psychiatrique du docteur Sibelius jusqu'à la fin de la guerre. Jean Sibelius et sa famille furent également du séjour dans le même lieu durant plusieurs mois. Cette générosité n'était pas dénuée de risque, car Christian agissait alors au péril de sa propre existence. Les privations furent terribles et Jean maigrit d'une vingtaine de kilos. Les conditions matérielles et morales furent difficiles à affronter. Malheureusement, Kitti s'affaiblissait nettement. Ce climat délétère amena Sibelius à composer sa profonde cantate Omaa (Notre Pays Natal), une ode à la Finlande. La vie « normale » reprit progressivement pour le créateur et sa musique, et pour le renouveau de la société finlandaise.

En mai 1922, le compositeur venait d'entendre sa musique de ballet Scaramouche au Théâtre royal de Copenhague sous la direction du chef, alors bien connu, Georg Høeberg. La réception publique avait été bonne. Malheureusement, de sérieuses préoccupations l'assaillirent frontalement. Peu de temps auparavant, il avait reçu des nouvelles du Danemark : les médecins de son frère Christian lui apprirent que ce dernier se trouvait en phase terminale, terrassé par une anémie pernicieuse incurable. On imagine sa tristesse. Il précisa : « Il est impossible de dire ce que cela signifie pour moi. Une fois encore, je me tiens au seuil d'un destin inévitable », ajoutant : « Comme cela est profondément affligeant. Mon frère bien-aimé !… Ma vie est emplie d'une anxiété constante pour Christian », inscrivit-il dans son journal le 22 mai. Au fond de lui-même, il n'avait jamais imaginé qu'il survivrait à cet être si cher. Et bien des années plus tard, la plupart de ceux qui l'avaient mis vigoureusement en garde contre son mode de vie désorganisé étaient à présent décédés. Le créateur découvrit les ravages de la maladie qui touchait son frère, constatant, impuissant, son amaigrissement, sa pâleur, son épuisement, tandis que son caractère s'assombrissait globalement. « Le médecin de Kitti m'a dit aujourd'hui que sa maladie était incurable », nota Jean le 3 mai.

Comment pouvait-il ne pas se rappeler, en pensant à son frère, sa discrétion, son intérêt sincère, leur proximité et leur complicité indéniable ? Et ces innombrables occasions où Jean lui jouait au piano ses nouvelles œuvres, souvent avec la participation de Christian. Il savait tout ce qu'il lui devait lors de ses multiples tentatives d'apaisement au beau milieu de ses errances existentielles difficilement domptables. Le 22 mai, il écrivit : « Mon cher Christian au plus mal. De cette maladie, il ne guérira pas. Quelle tristesse ! » Ces très mauvaises nouvelles l'éloignèrent quelque peu de son travail sur la Symphonie n° 6, et il écrivit seulement quelques courtes pièces pour piano (op. 99), probablement pour échapper à ses tracas personnels.

La nouvelle du décès de Christian Sibelius, survenu le 2 juillet, personnage désormais très célèbre et considéré comme le meilleur psychiatre du pays, fut une rude épreuve pour l'ensemble de la famille, et en particulier pour Janne, envers lequel il s'était toujours montré irréprochable. Le compositeur ne se remit jamais complètement de cette disparition. Aux côtés de Christian, gisant sur son lit de mort, le 7 juillet, Sibelius joua au piano l'Élégie (Andante sostenuto) du Roi Christian II, une musique de scène de 1898 qui relatait l'histoire du roi de Scandinavie au XVIᵉ siècle. La source créatrice du compositeur se tarit un certain temps, comme paralysée par le chagrin, mais le deuil de Christian marqua sans doute intimement la psychologie de la troublante Sixième Symphonie, encore en gestation.

Sur la tombe du défunt, ses collègues déposèrent une couronne où il était inscrit : « Il était une lumière dans les ténèbres des idées. »

Un frère attentif et charitable

Le rôle de Christian avait été essentiel dans l'existence du compositeur, mais bien trop souvent méconnu ou minimisé. Son caractère s'opposait à celui de son aîné. Réservé, posé et équilibré, son tempérament contrastait nettement avec celui de son frère compositeur, d'une profondeur insondable. Tout au long de son existence, il s'était avéré secourable, généreux et apaisant. Sa proximité lui avait permis de communiquer régulièrement de bons conseils et de le soutenir psychologiquement grâce à son attitude extrêmement compréhensive et fine. Plus tard dans sa vie, médecin actif et réputé, Christian, de près ou de loin, était resté proche de ce frère qu'il avait aimé et bien souvent avait protégé et conseillé avec sagesse. Il surveillait son état de santé et réprouvait ses excès de boissons, par exemple. Il ne s'était jamais lassé de formuler son leitmotiv : « Au nom de notre amitié et pour ta santé, tu dois complètement cesser de boire ».

Christian Sibelius avait énormément admiré son frère et avait manifesté constamment un dévouement total, mais de tempérament fort différent, il avait su garder avec constance les pieds sur terre et, à moult reprises, s'était fait du mauvais sang pour son génial aîné, en dépit de son caractère égoïste en bien des occasions. Nul doute que le docteur Christian Sibelius avait analysé avec finesse et réalisme le caractère de ce frère, plus largement de cette fratrie, abandonnée par un père défaillant, alcoolique et mort prématurément. Leur sœur Linda s'était révélée aussi très fragile psychologiquement et sans doute était-elle porteuse d'un trouble bipolaire (on avait évoqué la possibilité d'une pathologie schizo-affective). Elle avait été victime d'un épisode aigu traduisant une maladie mentale en 1902, à l'âge de 39 ans (elle avait alors été hospitalisée dans l'hôpital psychiatrique de Lapinlahti, dont son frère était le directeur). Elle devait décéder dans l'hôpital psychiatrique de Nikkilä en 1932 à l'âge de 69 ans (dirigé également antérieurement par son frère Christian) après trois décennies d'hospitalisation.

Le docteur Christian Sibelius, on l'aura constaté, possédait des qualités humaines reconnues et louées par nombre de ceux qui l'avaient fréquenté. Tous le présentaient comme un homme chaleureux, vif, voire nerveux lorsqu'il s'exprimait, mais, a contrario, en tant que médecin, le qualifiaient de scientifique posé, apprécié, intègre, à l'écoute et fixé sans faille sur ses objectifs. Son état d'esprit, marqué par une conception positive de la vie, contrastait avec l'esprit artiste et utopique de son frère, affichant les qualités d'un être sociable, raisonnable et rasséréné.

Sources

BARNETT Andrew, Sibelius, Yale University Press, 2007.

CARON Jean-Luc, Sibelius de A à Z, Bulletin de l'A.F.C.N. n° 14, 1996 ; Jean Sibelius, L'Âge d'Homme, 1997 ; Sibelius, Actes Sud, 2005.

DAVIDSON Jonathan, Christian Sibelius : Finland's first professor of psychiatry, Hektoen International, article mis en ligne sur Google, 10 janvier 2023.

SIBELIUS Jean, The Hämeenlinna Letters, edited by Glenda D. Goss, 1997, Schildts.

VIGNAL Marc, Jean Sibelius, Fayard, 2004.

Jean Sibelius. Finnish Club of Helsinki, 2015.

TAWASTSJERNA Erik, Sibelius, Faber and Faber, 3 vol., 1976,1986, 1997.

Crédits photographiques : portrait © Loviisan kaupunginmuseo

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