Ali, un théâtre musical face à la violence des frontières
Après sa création au Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS) de Bruxelles, le 21 avril 2024, Ali vient d'être repris au Théâtre royal de la Monnaie. Un théâtre musical réaliste pour dire ce qu'il faut sur la migration de ceux qui y sont contraints.

Produit par la Monnaie et coréalisé avec le KVS de Bruxelles, l'œuvre, inspirée de l'histoire réelle d'Ali Abdi Omar – jeune Somalien arrivé à Bruxelles en 2019 à l'âge de quatorze ans, au terme d'une route migratoire éprouvante, menée jusqu'aux limites de la survie – mêle langage électronique, musique de chambre et écriture vocale lyrique déclinée en plusieurs langues pour transformer un témoignage en expérience à la fois narrative, sensorielle et politique.
Ricard Soler Mallol, auteur du concept scénique, de la mise en scène et du livret – en collaboration avec Ali Abdi Omar – évite tout pathos, préférant une économie de moyens qui devient métaphore de la traversée et de sa violence. Les représentations, données à guichets fermés et saluées par des standing ovations, confirment la force d'un propos dense : ici, la migration cesse d'être une abstraction pour devenir matière humaine et sonore. Sur un plateau presque nu, l'orchestre, installé au-dessus de la scène, domine un espace habité par quelques corps et très peu d'objets. Cette disposition crée un double plan – celui d'une société qui observe et celui des vies en transit.
La musique, de Grey Filastine avec Walid Ben Selim et Brent Arnold, constitue le véritable moteur dramaturgique d'Ali. Les effets sonores et onomatopéiques produits par l'orchestre renforcent la puissance narrative de l'ensemble. Parmi les moments les plus marquants, une citation détournée de l'Hymne à la joie, allusion directe à l'Union européenne, surgit dans un passage ironique qui dénonce la politique de Frontex : face à l'urgence migratoire, l'Europe révèle son cynisme, loin de l'idéal d'un véritable foyer d'accueil.

Une écriture sonore hybride, en symbiose avec la scène
Treize musiciens de l'Orchestre de chambre de La Monnaie, dirigés avec précision par Michiel Delanghe, façonnent un paysage sonore en perpétuelle mutation. Électronique, cordes, vents et percussions s'y entremêlent dans une écriture rythmique, à la fois cinétique et imaginative. L'amplification, nécessaire pour rééquilibrer un dispositif fortement percussif, préserve la clarté des timbres et le relief du son. Le dialogue entre instruments acoustiques et outils numériques installe ainsi une tension continue, organique et poétique.
Le rôle-titre, confié au contre-ténor sud-africain Sanele Mwelase, issu de la MM Academy de la Monnaie, trouve un équilibre rare entre fragilité et maîtrise. Sa voix claire et souple incarne avec justesse l'adolescence blessée du personnage, dans un texte déjà complexe par le mélange des langues : somali, arabe et français. À ses côtés, le baryton Michael Wilmering, tour à tour narrateur, trafiquant et showman, impressionne par sa clarté d'élocution et une polyvalence scénique remarquable. La mezzo-soprano Raphaëlle Green prête à l'œuvre une présence délicate : moins tournée vers la puissance que vers l'émotion intériorisée, elle assume à la fois la fonction de narratrice et celle de mère d'Ali. Sa voix, souple et nuancée, tisse un lien sensible entre parole et musique.
Le mouvement scénique et la chorégraphie signés Alesandra Seutin fédèrent les performers – compagnons de traversée d'Ali – en une véritable communauté. Leurs gestes vibrants prolongent la musique et rendent tangible la tension du voyage.

L'art et la responsabilité partagée
Ali, parti à douze ans pour fuir Al-Shabab, a été secouru par le navire Aquarius de SOS Méditerranée avant d'arriver en Belgique. Aujourd'hui âgé de vingt ans, il affronte dans le livret ses souvenirs avec dignité tranquille et courage. Le programme de salle, enrichi d'une carte retraçant sa route migratoire et du témoignage de Ciska, sa mère adoptive, prolonge cette démarche de sensibilisation avec clarté. Dans le foyer, avant l'entrée en salle, des brochures informatives de SOS Méditerranée sont distribuées, rappelant la dimension citoyenne du projet.
Lors d'un bord de scène après la représentation du jeudi 6 novembre, le chef d'orchestre Delanghe souligne la nécessité de garder une certaine distance face à la charge émotionnelle de l'œuvre : « Le message doit rester objectif », affirme-il. Et de fait, sa direction, à la fois précise et mesurée, laisse la musique – par sa seule fluidité naturelle – faire naître l'émotion du récit.
Par sa rigueur, son équilibre et l'écho qu'il suscite bien au-delà du plateau, Ali devrait s'imposer comme l'une des réussites majeures de la saison. Unissant témoignage, invention musicale et conscience du droit fondamental de migrer, cette production de La Monnaie rappelle que le théâtre musical et l'opéra peuvent encore être un art du présent et de la responsabilité. Engagée dans le réel, l'institution bruxelloise démontre ici combien l'art et la citoyenneté peuvent dialoguer en profondeur.
Crédits photographiques : © La Monnaie / P. Claes









