Les combats de Jonathan Biss dans Beethoven au TCE
En récital au Théâtre des Champs-Élysées dans le cadre de la saison de concerts Jeanine Rose, le pianiste américain Jonathan Biss revient en France avec les trois dernières sonates de Beethoven, abordées avec une maturité et un discours que peu de pianistes sont à même d'offrir actuellement.
À l'inverse de l'époque où certains pianistes se permettent d'enregistrer d'un seul tenant le corpus des 32 sonates de Beethoven, à l'instar d'Igor Levit il y a quelques années, Jonathan Biss a pris son temps. Lancé au début des années 2000 alors qu'il a tout juste 20 ans, le pianiste natif de Philadelphie publie son premier album de sonates de Beethoven le 1er janvier 2012, avec les n°1, 12 & 26. Un parcours achevé seulement sept ans plus tard, avec le neuvième et dernier volume, publié en novembre 2019, sur lequel sont présentes les Sonates n°7,18 et 32.
Déjà souvent passionnant pendant cette intégrale, grâce à un discours très construit pour lequel il est l'un des seuls aujourd'hui à être capable de proposer autant d'intelligence et d'intérêt à chaque phrasé, en plus d'y ajouter un véritable style personnel, Biss nous avait cependant souvent plus enthousiasmé dans les « petites » sonates. Car pour les plus grandes, la concurrence est pléthorique depuis cent ans, et l'on avouera revenir encore régulièrement à l'un des derniers enregistrements de Pollini, entendu lui aussi dans les trois dernières à Paris, en l'occurrence à la Philharmonie en 2019.
À tout juste 45 ans, Jonathan Biss a encore mûri par rapport à ses enregistrements, comme il le démontre en ce mois de novembre au Théâtre des Champs-Elysées. Avec l'opus 109, donc la 30ème Sonate pour piano, il ne peut s'empêcher de souvent glisser le pied gauche sur le plancher, de grogner et de se battre contre une partition qu'il connaît pourtant tellement, qu'elle n'est pas présente sur le piano devant lui. Avec nettement plus de contraste que dans son enregistrement officiel, il déploie des trésors d'inventivité au Vivace ma non troppo, sans hésiter à laisser souvent la main gauche énoncer le discours. Au très court Prestissimo, là encore, dès que la main gauche possède les plus forts accents, c'est elle qui dirige, montrant comme jamais l'idée de Beethoven de faire alterner les sensations portées plus vives à droite, avec celles plus sombres à gauche du clavier.
Cette alternance de sentiments et d'émotion, on la retrouve avec la même intensité dans la Sonate opus 110, dans laquelle le pianiste semble d'abord moins combattre. Plus souple, il n'hésite pas à régulièrement donner un poids particulier à une note ou un accord, tout en continuant à développer un discours auquel les deux mains contribuent à leur manière. Comme si elles s'accordaient à certains moments, puis s'attendaient à d'autres, toujours dans l'idée de voir d'où le message principal de Beethoven part, et comment il ressortira de la façon la plus intense. Dans la deuxième moitié du Moderato cantabile molto espressivo, les nuances ainsi que la façon de parfois adoucir le toucher, pour préparer à nouveau à plus de célérité, retiennent l'attention de chaque instant. L'Allegro molto revient à un jeu plus vif, peut-être presque un peu trop chargé, les deux courtes minutes qu'il représente permettant un fort contraste avec le long Adagio finale, dont la seconde fugue est particulièrement bien gérée.
Le combat reprend dès le début du Maestoso de l'opus 111. Et là encore, il ne s'agit pas d'un combat technique, le jeu de Jonathan Biss n'étant qu'à quelques reprises pris en défaut pendant le récital, mais bien dans cette interprétation d'un combat pour l'art, pour la vie, en insufflant là encore d'énormes intentions dans chaque accord écrit par Beethoven. Parfois percussif, le toucher semble mêler les affres du compositeur à l'époque de la création aux angoisses du monde actuel. Noir parfois, mais jamais plus qu'il ne faut, ce jeu se ravive dès que l'œuvre revient à plus d'espoir. Cependant, c'est une véritable mélancolie qui transparaît à l'Arietta du 2ème mouvement, avant des variations finales où l'on ne trouve pas encore toute la puissance narrative du maître évoquée ci-dessus mais d'où transparaît déjà une grande maturité.
Même si Biss explique lui-même dans le programme de salle que cette dernière sonate n'est pas une œuvre d'adieu, et au contraire une œuvre ouverte vers l'avenir, où encore de nombreux chefs-d'œuvre du génie romantique apparaîtront, le pianiste ne parvient pas à se mettre dans l'optique d'offrir un bis après ces trois sonates, malgré les longs applaudissements du public.









