Voici le premier disque du jeune ensemble féminin polonais Cohaere, consacré à la musique instrumentale d'un compositeur français trop oublié, Pierre Gaultier.

La vie de Pierre Gaultier est un véritable roman. Né en 1642 à La Ciotat, il fut à Paris l'élève de Chambonnières pour le clavecin, puis retourna à Marseille comme organiste. En 1684, il obtint du Surintendant Lully (qui jouissait d'un monopole concernant l'opéra dans tout le royaume) le privilège lui accordant de fonder à Marseille le premier théâtre lyrique de province, pour lequel il compose Le Triomphe de la Paix qui remporte un grand succès. Mais monter des opéras coûte cher : Gaultier est emprisonné pour dettes à Avignon, d'où il continue à composer. Avec l'aide de son frère, il reprend le flambeau de la création lyrique malgré les difficultés financières, jusqu'à sa fin tragique en 1696 où le bateau qui le transporte avec toute sa troupe subit une tempête fatale au large de Sète. Onze ans après sa mort, le compositeur jouit encore d'une grande estime qui conduit Christophe Ballard à publier un recueil des « Symphonies de Feu Mr Gaultier de Marseille, divisées par Suites de tons ». C'est l'intégrale de ce recueil qui est enregistré ici par les musiciennes de Cohaere. Il s'agit de danses et autres pièces de caractère à deux ou trois voix, très inspirées par le style de Lully et d'une grande élégance. Ses opéras sont en revanche malheureusement perdus.

Les quatre interprètes de l'ensemble ont fait leurs études à l'Académie de musique de Katowice, avant de rejoindre les grands conservatoires européens. Créé en 2020 à l'initiative de la violoniste Marta Korbel, Cohaere a été distingué par le projet Eeemerging qui soutient les jeunes ensembles de musique ancienne. A l'écoute de ce programme, on est d'abord frappé par la belle cohésion sonore de l'ensemble, fidèle en cela à son nom, et aussi par la magnifique dynamique insufflée aux danses, témoignant d'une parfaite connaissance de ce répertoire. Les pièces en trio réunissent le violon et la flûte, soutenus par un continuo expressif. L'orgue vient remplacer le clavecin pour certaines pièces plus méditatives, comme Les Heures Heureuses qui ouvre la Suite en sol et offre un émouvant dialogue entre la flûte de Marta Gawlas et la main droite de Natalia Olczak à l'orgue. Les titres de certaines pièces annoncent leur caractère descriptif : Les Plaisirs, Les Regrets, Les Prisons (composée dans les prisons d'Avignon), le Carillon et un magnifique Sommeil. Particulièrement remarquable est la grande Passacaille de la Suite en ut ainsi que la Chaconne de la Suite en fa (jouée vivement), deux pièces en trio qui proposent une belle diversité de timbres pour un effet presque orchestral. Si les influences lullyste et corellienne sont évidentes, on retrouve dans certaines pièces des citations d'œuvres de Delalande, sans pouvoir dire qui des deux compositeurs est le princeps.

A notre connaissance, il n'existait jusqu'à aujourd'hui que fort peu d'enregistrements de ces symphonies : Hugo Reyne avec La Symphonie du Marais avait fait œuvre de pionnier en 1997. Deux symphonies apparaissent également dans une anthologie des « Maîtres baroques de Provence » enregistrée par Les Festes d'Orphée en 2002 et 2012. Sans oublier les admirables transcriptions pour l'orgue que fit René Delosme d'une douzaine de ces pièces, enregistrées sur l'orgue de Cucuron en 1985 et rééditées en CD en 2020. A l'écoute de ce premier opus de l'ensemble polonais, une évidence s'impose : Pierre Gaultier est un grand compositeur injustement méconnu, et on rêverait de redécouvrir ses opéras perdus.