La Forêt de flammes et d’ombres d’Akira Mizubayashi : peinture et musique, ultimes remparts
Avec son nouveau roman, La Forêt de flammes et d'ombres, Akira Mizubayashi poursuit sa quête d'une harmonie universelle là où l'Histoire n'a laissé que des ruines.

Ce récit magistral, où convergent la peinture, la littérature et la musique occidentales contrepointées par la tradition japonaise, s'ouvre sur les cendres de l'Empire du Soleil Levant Japon de 1944-45, au terme de la tragique « Guerre de quinze ans », pour s'achever sur des pages ultimes, fictivement rédigées à Saint-Guilhem-le-Désert et datées de septembre 2035.
L'intrigue nous lie au destin du « Trio de Ueno » : trois étudiants portés par une passion commune pour l'art européen, alors même que celui-ci est proscrit par l'idéologie impériale, sont réquisitionnés par les services postaux tokyoïtes en décembre 1944. Au cœur de ce triangle, la peinture unit Yuki et Ren Mizuki, tandis que Bin, violoniste virtuose, incarne la voix de la musique.
Pour narrer cette odyssée, Mizubayashi choisit une structure savante en contrepointant le récit d'extraits des journaux intimes et des carnets des trois protagonistes. Ces passages, signalés par une typographie légèrement différente, offrent une plongée intime et polyphonique dans leurs consciences tourmentées.
Désigné comme peintre officiel et envoyé en Mandchourie, Ren est censé servir la propagande du régime. Pourtant, son intégrité d'artiste l'emporte : il détourne son pinceau des gloires militaires pour dénoncer la violence brute et la férocité assassine des combats. Ce refus de mentir le condamne à l'enfer du front où, au creux d'une forêt hostile prise en étau par l'avancée inexorable des forces ennemies — soviétiques et chinoises —, il tombe dans une embuscade. Le feu qui dévore la forêt le laisse défiguré et amputé de ses bras. De retour de cet enfer, il accomplira pourtant l'impossible : transformer son propre corps meurtri en un « pinceau vivant ». L'auteur souligne ici un parallèle saisissant avec la figure de Beethoven, composant ses derniers quatuors dans un isolement sonore total. À l'instar du compositeur sourd créant l'absolu, Ren, privé de ses mains, donne naissance à une série de quinze toiles monumentales, intitulée La Forêt de flammes et d'ombres. Cette œuvre-testament devient le pivot autour duquel tourne la mémoire familiale.
Après la disparition de Ren, le roman explore la persistance de la vie à travers l'exil. Tandis que Bin poursuit à Genève une prestigieuse carrière, Yuki finit par rejoindre sa fille Aya, elle-même violoniste installée à Paris. Dans cet éloignement géographique, Yuki et Bin renouent une amitié qui s'épanouit en une relation amoureuse aussi distante qu'intense, soudée par le souvenir de l'absent et le devoir de mémoire historique et artistique.
On retrouve ici tous les thèmes récurrents des précédents romans et ouvrages de Mizubayashi, déjà explorés dans sa célèbre trilogie instrumentale (Âme brisée, Reine de cœur, Suite inoubliable) : son attraction pour le quatuor classique, son amour indéfectible pour les chiens — magnifié dans Mélodie : chronique d'une passion — et son rapport charnel à la langue française. Ce lien fusionnel avec les mots, qu'il explorait déjà dans son ouvrage fondateur Une langue venue d'ailleurs, se manifeste ici par une phraséologie simple mais somptueuse. Sa prose limpide opère une harmonisation profonde entre les traditions japonaises, notamment culinaires, et l'art occidental dans sa tempérance classique (pour le quatuor à cordes) ou lumineuse (pour la peinture et surtout littérature françaises, en particulier Marcel Proust, plus d'une fois évoqué)
C'est une véritable musique du cœur et de l'âme : la Cavatine de l'opus 130 de Beethoven vient y invoquer les mânes des défunts, tandis que l'Opus 13 de Mendelssohn se fait l'écho du tourbillon sentimental de la jeunesse et de ses rivalités amoureuses larvées. Mizubayashi nous rappelle que l'Art n'est pas qu'un refuge : il est ce qui magnifie nos vies en les accompagnant au quotidien, transmuant les cicatrices de l'Histoire en une œuvre éternelle et universelle. En ce sens, pour tout lecteur mélomane, ce roman passionnant est un petit chef-d'œuvre incontournable à lire et à offrir sans modération.






