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Je n’arrive pas à vendre mon violon !

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Les luthiers sont des artisans passionnés, qui fabriquent et vendent leurs instruments à des artistes également passionnés. Mais toute cette passion ne dispense pas de s’intéresser à des réalités très prosaïques. En voici un exemple avec cette lettre imaginaire reçue à mon atelier.

« Cher Laurent,

Je m’appelle Roger, je suis violoniste et j’ai besoin de vos conseils.

Il y a quinze ans, j’ai acheté un violon neuf, fait artisanalement par un luthier, pour 15 000 euros. Je l’ai choisi en tenant compte de ses qualités acoustiques et du sérieux de l’artisan car il s’agissait d’un achat important, tant au point de vue professionnel qu’artistique. J’en ai été pleinement satisfait toutes ces années. Mais je prends ma retraite. Je désire donc revendre ce violon.

Je suis allé revoir le luthier. Peut-être peut-il le racheter ? Il m’explique qu’il n’assure pas de reprise et m’invite à trouver un acheteur par mes propres moyens.

Je me connecte alors sur le site internet « Le Bon Angle », à la rubrique « Violon ». S’y trouvent quelques uns correspondant aux miens, tant en origine qu’en prix. Néanmoins, en regardant l’historique, je m’aperçois qu’ils sont présentés à la vente depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Pour certains, les vendeurs ont même descendu le prix d’un tiers, de moitié… sans pour autant trouver preneur. J’estime hors de question l’idée de brader mon violon, que je sais excellent, en parfait état et d’un prix tout à fait correct. Me voilà bien désemparé. Certes, je comprends devoir accepter de perdre un peu d’argent et être patient. Mais j’ai l’impression que ni le prix ni le temps ne sont réellement la solution.

Pourquoi est-ce que je ne réussis pas à vendre mon violon ? Merci »

Voici ma réponse :

« Cher Roger,

Rentrons dans le vif du sujet : l’argent ! Combien vaut un violon et pourquoi vaut-il ce prix ?

Rappelez-vous votre démarche à l’époque de votre achat. Vous vouliez, en tant qu’artiste exigeant et professionnel, acquérir un « bon violon », qui vous donnerait du plaisir et serait également votre outil de travail. Vous vous êtes renseigné sur le prix et avez provisionné un capital en conséquence. Au moment de le choisir, vous en avez essayé plusieurs, par exemple lors d’un salon, d’une exposition, autour du budget prévu. Avez-vous choisi un instrument coûtant moins cher que la somme qui lui était consacrée ? Bien sûr que non ! Et cela se comprend très bien : si vous avez provisionné 15 000 euros pour cet achat primordial, un des plus importants de votre vie, l’enjeu est tel que vous n’avez pas voulu lésiner en achetant un instrument moins cher, au risque non seulement d’être déçu, mais aussi de mettre en péril votre avenir professionnel et artistique. Il y a fort à parier qu’au contraire votre choix se soit porté sur un instrument plus cher et que vous ayez alors consenti à un effort, un « sacrifice » supplémentaire pour acquérir ce violon « de vos rêves ». Or ce violon l’est devenu pour cette raison : son prix ! Ceci explique pourquoi un violon peut coûter, doit coûter cher pour trouver preneur. Dans ce marché ultra concurrentiel, la surenchère se fait toujours vers le haut, jamais vers le bas. Et comme chaque luthier veut vendre sa marchandise, chacun va aligner son prix sur celui qui vend le plus cher, provoquant ainsi un mouvement inflationniste. Chacun justifie ainsi son prix par celui de ses concurrents et réciproquement, donnant l’illusion d’un marché cohérent et sécurisé.

Mais, pour que ce procédé auto-référent fonctionne, il faut quand même, à un moment, qu’intervienne un élément extérieur pour le valider. Cet élément, c’est vous : en achetant ce violon, vous lui apportez certes votre caution artistique, mais surtout votre caution commerciale. C’est vous, par votre acte d’achat, qui portez, sans le savoir, toute la responsabilité de ce marché.

Or ce système repose sur un château de cartes. C’est une bulle car, en réalité, l’essentiel du prix de vente n’est déterminé ni par son prix de revient, ni par le temps de travail, qui ne représentent qu’une part minoritaire du total, mais par le processus inflationniste que je viens de décrire. Et c’est ce château qui va s’écrouler quand vous voudrez vendre à votre tour ce violon. Car, à moins que, comme professeur, vous ne le vendiez à un de vos élèves, procédé discutable, votre caution en tant qu’acheteur ne peut s’appliquer en tant que vendeur. Et, ce, même vis-à-vis du luthier qui vous a vendu ce violon. Il est aisé de comprendre qu’il n’a aucun intérêt à vous le racheter plus cher que son prix de revient, prix auquel vous n’accepterez jamais de le céder et qu’il ne tient pas à ce que vous le connaissiez. À cela s’ajoute un autre paramètre : la fierté. Quand vous lui avez acheté ce violon, il s’est senti à juste titre valorisé, aimé. Si vous le lui rapportez, il va ressentir le sentiment inverse. Il n’aura donc guère de motivation à vous accompagner dans votre démarche.

Vous avez alors essayé de vendre votre violon par petites annonces entre particuliers. Est intervenu alors le principe d’« asymétrie de l’information » théorisé par le prix Nobel d’économie Georges Akerlof.

Dans le marché du violon, certains, comme le vôtre, sont objectivement parfaits. D’autres, en revanche, cumulent toutes les tares. L’acte d’achat présente donc un risque. C’est à ce niveau qu’il faut distinguer deux marchés : celui des professionnels et celui entre particuliers. Si vous achetez votre violon à un luthier établi, tout le risque repose sur lui : s’il présente un défaut, c’est le commerçant qui en assume la responsabilité. Vous disposez d’une facture et d’une garantie.

Par contre, si vous l’achetez à un particulier, tout le risque repose sur vous. On comprend donc que le prix du même violon vendu par un professionnel ne peut être celui du particulier. C’est là qu’entre en jeu ce concept d’« asymétrie de l’information ».

Vous, Roger, qui voulez vendre votre violon, vous le savez parfait et comptez en obtenir le prix correspondant. Mais pour l’acheteur potentiel, qui ne dispose pas des mêmes informations que vous, vous ne présentez en rien une garantie. Il voudra donc compenser ce risque en payant moins cher. Refusant, vous sortez votre marchandise de l’offre, appauvrissant celle-ci d’une de ses meilleures occasions et augmentant donc statistiquement la proportion d’instruments « douteux ». Par voie de conséquence, vous en augmentez également le risque. Les prix descendent d’autant.

Finalement, vous avez vraiment besoin d’argent, vous remettez en vente votre violon en acceptant de baisser un peu son prix. Pas suffisamment néanmoins pour compenser le risque nouveau que vous avez vous-même contribué à augmenter ! Vous ne vendez pas, sortez votre marchandise de l’offre, etc. Ce cercle vicieux explique pourquoi, sauf circonstance particulière, vous aurez des difficultés à vendre votre violon à un prix et dans un temps raisonnable.

J’espère qu’à défaut de vous avoir apporté une solution, j’aurai au moins contribué à vous éclairer sur ce sujet, très peu souvent abordé mais primordial pour nous tous, musiciens et luthiers. Car s’il existe un mystère dans le violon, c’est bien plus dans son marché que dans le secret de son vernis.

Laurent »

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

 

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