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Petit dictionnaire Schoenberg : G comme …

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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg

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G comme George Gershwin, Glückliche Hand, Guerre, Gurre-lieder.

George Gershwin (1898-1937)

Évoquer la figure du compositeur américain dans le sillage de celle de Schoenberg, c'est parler d'une amitié profonde entre deux maîtres très différents par leurs conceptions musicales, leur filiation culturelle, ou leur langage, mais se témoignant au-delà d'une réelle quoique brève amitié, une grande estime réciproque.

Lors de la création du conservatoire Malkin, à Boston, peu après l'installation américaine de l'exilé apatride (1933-34), Gershwin afficha un enthousiasme débridé face au projet de faire étudier les élèves américains doués mais sans trop de ressources, auprès de grands maîtres, dont Schoenberg : il fut le premier contributeur mécène du futur institut, le deuxième étant Léopold Stokowski.

Mais il semble bien que c'est grâce à leur passion commune pour le sport – et singulièrement le tennis, qu'ils pratiquaient tous deux en amateurs, mais avec un haut degré d'exigence – que les deux compositeurs purent se rencontrer sur un court puis sympathiser sur les hauteurs de Los Angeles. Des discussions musicales encadraient les échanges de balles. On rapporte que Gershwin émit ainsi le souhait un jour composer des musiques « faciles, simples et fraîches comme les quatuors de Mozart », ce à quoi Schoenberg objecta que ces quatuors étaient tout sauf des musiques simples, avec moult exemples à l'appui !

Le compositeur américain s'enhardit, et comme il l'avait demandé quelques années plus tôt à Maurice Ravel lors d'un voyage à Paris, envisagea de prendre conseils et cours auprès du maître exilé. La réponse de Schoenberg, à l'instar de celle du génial maître français, fut amusée et respectueuse : il n'aurait rien à lui apprendre, puisque son ami américain avait déjà forgé son style et sa méthode de travail originale, lesquelles venaient de prendre un substantiel virage, avec la composition de Porgy and Bess ou ses nouvelles contributions à la musique de films hollywoodienne, eu égard au Songbooks ou aux comédies musicales de ses débuts. « Il vaut mieux que vous fassiez de l'excellent Gershwin que du mauvais Schoenberg », conclut-il. Et les relations amicales continuèrent de plus belles : les deux maîtres se défendirent l'un l'autre, face à des attaques critiques d'une presse locale virulente. Gershwin pratiquant, comme jadis Schoenberg, aussi la peinture, nous laisse un beau portrait de son ami, reproduit notamment dans l'ouvrage collectif publié par Schirmer et consacré au maître en exil.

Malheureusement, cette amitié sans nuage, et mutuellement respectueuse malgré d'évidentes divergences esthétiques, prit fin avec la brutale disparition de George Gershwin le 11 juillet 1937. Schoenberg y alla alors d'un hommage sincère et vibrant, dont voici quelques phrases-clés, qui révèlent aussi en filigrane un portrait de leur auteur lui-même : « Beaucoup de musiciens ne considèrent pas George Gershwin comme un compositeur sérieux. Mais ils devraient comprendre que, sérieux ou non, il est un compositeur, c'est-à-dire un homme qui vit dans la musique et exprime tout, sérieux ou non, sonore ou superficiel, au moyen de la musique, parce que c'est sa langue maternelle (….) Un artiste est pour moi comme un pommier : quand son heure est venue, qu'il le veuille ou non, il fleurit et commence à produire des pommes(…). « Il me semble hors de tout doute que Gershwin était un innovateur (….). Ce qu'il a fait avec le rythme, l'harmonie et la mélodie n'est pas seulement du style (…). Ses mélodies ne sont pas le produit d'une combinaison, ni d'une union mécanique, mais elles sont des unités et ne peuvent donc pas être décomposées (….).  Je ne parle pas ici en tant que théoricien de la musique, ni en tant que critique, et je ne suis donc pas obligé de dire si l'histoire considérera Gershwin comme une sorte de Johann Strauss ou de Debussy, d'Offenbach ou de Brahms, de Lehar ou de Puccini. Mais je sais qu'il est un artiste et un compositeur ; il a exprimé des idées musicales ; et elles étaient nouvelles, tout comme la manière dont il les a exprimées. »

Die Glückliche Hand, (La main heureuse) opus 18 (1910-1913)

« Un Homme (baryton-basse) est prostré face contre terre, dans les ténèbres. Une bête mythique, entre hyène et chat géant, muni d'ailes gigantesques, lui plante des dents acérées dans le cou. Il est observé par de petits orifices par un chœur « antique » (six hommes et six femmes), éclairé en vert. Celui-ci l'interpelle et lui demande combien de temps il continuera à rechercher un hypothétique bonheur terrestre en lieu et place d'une Vérité plus élevée. (Scène I)

L'Homme se lève, la bête disparaît en bondissant. La Femme, jeune et belle (rôle muet), symbolisant l'aspiration érotique, s'approche mais l'abandonne pour un Dandy (autre rôle muet), archétype de la société « facile ». Elle revient, et touche la main levée de l'Homme. Émerveillé, celui-ci ne voit pas la belle s'enfuir et contemple sa Main heureuse, totalement redressé sur la pointe des pieds au prix d'un effort colossal. (Scène II)

L'homme au sommet d'un rocher voit s'ouvrir deux grottes. Dans la première, une sorte d'atelier, des forgerons travaillent avec peine plusieurs ouvriers… L'Homme saisit un lingot d'or et proclame de manière moqueuse que leur travail peut se faire bien plus facilement. D'un coup de marteau magique, il transforme ainsi le lingot en diadème de pierres précieuses. Il jette ses outils à la  tête des ouvriers menaçants, et s'éloigne. ( Scène III)

Dans l'autre grotte, après un immense crescendo  orchestral, apparaissent la Femme et le Dandy, dans un festival de couleurs à l'évolution minutieusement décrite au fil des didascalies. L'Homme tente de (re)conquérir l'élue de son cœur, qui, de son côté, supplie le Dandy de lui restituer un morceau d'étoffe arraché à sa robe. Ce dernier s'exécute et écrase l'Homme sous un monumental rocher. (Scène IV)

Lors de la dernière scène, dans une atmosphère similaire au début de l'œuvre, l'Homme se retrouve étendu à l'endroit où le rocher l'a écrasé , les dents de la Bête derechef plantée dans le cou. Sous un ciel bleu-gris cette fois, le chœur de douze voix revient et  s'adresse à lui  « …Ne peux-tu renoncer? « …Ne ressens-tu que les blessures de la chair, …les douleurs de ton corps? …et pourtant Tu cherches! Tu te tortures! Et tu ne connais pas la tranquillité ! Pauvre de toi! » La scène s'assombrit. Le rideau tombe. »

Si chronologiquement – et par le numéro d'opus ! – Die Glückliche Hand fait suite à Erwartung, ce drame s'en écarte fondamentalement à plusieurs points de vue. D'une part, c'est ici Schoenberg qui écrit lui-même le livret, lequel comporte beaucoup plus d'indications générales quant aux costumes, paysages et ambiances colorées, avec davantage de didascalies souvent très développées que de « texte » chanté à proprement parler. Si celui-ci est assez rapidement fixé, il n'en va pas de même pour la composition musicale dont on peut dater à coup sûr la chronologie de la rédaction, depuis les premières réalisations formelles (9 septembre 1910 – Stuckenschmidt faisant même remonter certaines idées à 1908) à la finalisation de la grande partition d'orchestre le 18 novembre 1913.

Si Erwartung, par le livret de Marie Pappenheim, tirait ouvertement vers la vie fantasmée, le rêve cauchemardesque, et donc la psychanalyse, la trame de Die Glückliche Hand est beaucoup plus symboliste, à commencer par le « monstre terrassant l' « anti-héros » durant les scènes extrêmes, sorte de matérialisation du poids du destin. La Main Heureuse ou plutôt la main « chanceuse » fait allusion évidemment à la scène cruciale entre l'Homme et la Femme muette. L'expression en langue allemande est assez courante et trouve son équivalent en français dans l'expression  » coup de pouce  » (du destin, par exemple).

Il y a tout d'abord des allusions perfides à la situation personnelle du compositeur : le fait d'être rejeté, moqué (le rire est un élément « moteur » du chœur) voire menacé (la séquence  de la Scène III avec les ouvriers presque vengeurs) reflètent le vécu quotidien d'un compositeur d'avant-garde en proie à des maîtres académiques de troisième zone, des critiques hostiles, ou d'un public béotien et rétif à toute innovation langagière.

Le Marteau qui pulvérise le lingot d'or peut symboliser un Schoenberg atomisant les règles admises du langage tonal traditionnel comme fondement d'une certaine doxa musicale. L'Homme est ainsi partagé entre les aspirations d'une vie voluptueuse, celle des plaisirs du Monde, et une autre plus altière, réalisation satisfaisante des visées de l'Esprit : apparaît ainsi en filigrane, comme sublimée par le couple la Femme/ Le Dandy, l'évocation douloureuse de la tragique relation adultérine de Mathilde, première épouse du compositeur avec le peintre Gerst !

En ce sens, Die Glückliche Hand est bien un enfant de son temps, une œuvre « de crise » : c'est l'époque de la rencontre avec de Schoenberg avec Kandinsky, suivie d'une abondante et déterminante correspondance à partir de janvier 1911. Les recherches dans le domaine de l'abstraction du peintre rejoignent celles du compositeur dans celui de l'atonalité. Schoenberg peint beaucoup aussi à l'époque, et participe, en 1912 à l'Almanach du mouvement « der Blaue Reiter » fondé  à Munich par son ami, avec une composition (Herzgewächse, opus 20 sur un texte de Maeterlinck) et une contribution littéraire ( « la relation de la musique avec le texte »), outre quelques œuvres picturales reproduites dans l'ouvrage.

La partition, et plus encore son livret de ce nouveau drame en musique, synthétisent les préoccupations artistiques de l'auteur à la frontière des deux mondes. D'où les nombreuses allusions coloristes des didascalies en particulier, au gré de la pénultième scène. Schoenberg, sans doute fasciné par l'ouvrage théâtral de Kandinsky Der Gelbe Klang (Le Bruit jaune), livre une libre réinterprétation personnelle du Gessamtkunstwerk (Œuvre d'art totale), telle que projetée par Richard Wagner un bon demi-siècle plus tôt. L'évolution très rapide des couleurs scéniques (dans l'intermède menant de la scène III à la suivante, extrêmement complexe et difficile à réaliser sur le plan de la scénographie), est accompagnée par autant de changement parallèle des timbres instrumentaux, par une magnification de la Klangfarbenmelodie et une orchestration des plus imaginatives. Au passage, on peut faire un parallèle  avec le « clavier de couleurs » demandé par Scriabine en 1915 pour l'exécution de son poème symphonique Prométhée.

La genèse particulièrement longue et assez chaotique de cette œuvre brève et concentrée tel un court-métrage (à peine vingt minutes), est aussi liée à une mutation profonde du langage schönbergien liée à la problématique de l'articulation de la grande forme et à la recherche de nouveau média expressifs. La nouvelle atonalité semble le mener, alors, après la composition d'Erwartung, à des formulations de plus en plus lapidaires et aphoristiques (les six petites pièces opus 19 pour piano, les trois pièces de 1910 pour petit ensemble orchestral). Autre facteur déterminant cette lenteur, Schoenberg est accaparé par ses tâches professorales et par la rédaction, la relecture puis la publication du Traité d'Harmonie (Harmonielehre) mené quasi parallèlement à la composition de ce bref  « drame avec musique ».

Sur le plan musical, si la partition atonale et sans concession, repose sur le symbolisme et l'intrication des intervalles de tierces et de secondes principalement, son articulation formelle, plus claire que celle d'Erwartung, dépend étroitement du livret et demeure clairement gouvernée tantôt par quelques motifs principaux et aisément identifiables, tantôt par les contrastes de tempi (en rapport avec  les déplacements scéniques, ou l'évolution psychologique de chaque personnage, fût-il muet ! ) tantôt, encore, par une science consommée du crescendo musical – du ppp au fff – par exemple parallèle à celui de la lumière au gré de la scène IV avec ses multiples métamorphoses des couleurs. La forme semble naitre d'elle-même mais est aussi à l'occasion régie par des règles contrapuntiques sévères, comme au fil du début complexe – ni canon strict, ni fugue totalement assumée – de la scène III. L'orchestré est derechef imposant, quasi identique à celui des pièces opus 16 ou d'Erwartung, mais utilisé avec une sensibilité sensuelle ou expressionniste renouvelée. La voix du baryton soliste est employée de manière plus ponctuelle, parfois dans des registres extrêmes quasi antinomique eu égard au (seul) rôle vraiment écrasant de l'omniprésente soprano d'Erwartung. Schoenberg innove bien plus encore dans le traitement du chœur de douze solistes au fil des scènes extrêmes, par une habile tressage de courtes lignes mélodiques et du sprechgesang (parlé-chanté) tel que systématiquement utilisé dans le futur Pierrot Lunaire.

Die Glücklische Hand fut créée seulement le 14 octobre 1924 au Volksoper de Vienne sous la direction du fidèle Fritz Stiedry. Lors de la reprise en 1930 au Kroll Oper, le chef d'orchestre Otto Klemperer, désigné au pupitre, en fustigera le texte selon lui « affreux » et la difficulté d'enchainement des éclairages successifs irrésoluble. L'œuvre était-elle déjà irrémédiablement datée par la technique qu'elle nécessitait ? A ce titre, dès 1913, le compositeur avait envisagé, à termes, une possible réalisation cinématographique de l'ouvrage qui ne vit jamais le jour.

L'œuvre jette un pont indéniable entre l'univers onirique et cauchemardesque d'Erwartung et les préoccupations spirituelles de Jakobsleiter – l'Echelle de Jacob- l'oratorio inachevé que le compositeur commencera durant la première guerre mondiale. C'est à ce titre un chef d'œuvre essentiel pour bien percevoir la progression du langage expressionniste de Schoenberg, et ses préoccupations esthétiques morales et philosophiques. Mais ce jalon demeure sans doute l'une des moins représentés à la scène – et encore, surtout en Allemagne ! – et des moins défendus en version oratorio au concert. L'œuvre dans son destin est, au final, fort peu « heureuse » et enregistrée au disque en dehors des explorations quasi  systématiques d'un Michael Gielen, d'un Pierre Boulez ou d'un Robert Craft.

Crédits photographiques : George Gershwin photographié par Carl van Vechten en 1937 ; 
Schoenberg études pour la première scène de die Glücklische hand, 1910 © center Wien ; Patrick Simper dans le rôle de l'Homme, die Glûcklishe hand © Saarbrucken oper 2001 ; Tomasz Kaluzny chantant die Glücklische hand sur un escalier en colimaçon « atteignant le ciel », opéra de Ulm 2018 © Jochen Klenk

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