Francesco Filidei fêté à Milan comme à Paris
Le concert monographique de Francesco Filidei, donné à Milan dans le cadre du festival Milano Musica 2025 dont le compositeur pisan est la tête d'affiche, est rejoué à la Cité de la Musique avec les mêmes interprètes et révèle l'univers d'une personnalité hors du commun.

Emmenée par Léo Warynski qui connait bien la musique de l'Italien pour l'avoir dirigée maintes fois, la soirée conjugue les forces de l'Ensemble intercontemporain et des Métaboles dans un programme somptueux où les quatre pièces d'une première partie totalement immersive (sans changement de plateau ni applaudissements) font alterner musique instrumentale et ensemble vocal.
Le mouvement à l'origine du son
Deux rhombes (aérophones de bois que les percussionnistes font tourner à l'aide d'une corde) fouettent l'air au début de la Ballata n°2. C'est la façon très filidéienne, sensuelle et poétique, de créer la vibration qui porte le son. Cette Ballata pour ensemble de 2011 s'inscrit dans un cycle qui compte aujourd'hui huit pièces différentes invitant, ou non, un soliste. Filidei regarde vers la ballade musicale des Chopin et Liszt (« odyssée de l'âme » chez le romantique) sans pour autant en adopter l'esprit rhapsodique. Il aime au contraire s'astreindre à « une forme close » reposant le plus souvent sur la progression des degrés chromatiques de la gamme ; c'est ainsi qu'il conçoit également ses grandes formes opératiques. Si le compositeur n'est pas dans les rangs du public ce soir, c'est justement qu'il est retenu à la Scala de Milan par une des représentations de son troisième opéra Il nome della rosa.

Balatta n°2 est une musique d'humeurs : paisible, avec des sonorités d'appeaux et un cor qui se met à chanter, elle est presque violente dans l'épisode qui suit, au phrasé haché et fouetté par les coups de la percussion. La fragilité du matériau et le timbre rare (ce trombone jouant avec la sourdine wah-wah) sont à fleur d'émotion tandis que tout s'apaise et que réapparaît le tournoiement des rhombes. La Ballata n°3 est écrite pour piano et ensemble dont la plasticité de l'écriture (glissades d'harmoniques du violon en phase avec les aigus joueurs du piano) le dispute à la folle virtuosité de l'instrument soliste (Dimitri Vassilakis très en verve). L'œuvre évolue dans un espace ouvert où s'entendent le mouvement des rhombes, les gazouillis d'oiseaux (appeaux et autres petites percussions confiés aux instrumentistes), le lyrisme éperdu d'un cor mais aussi de violents assauts qui sollicitent la voix des instrumentistes dans un élan très solidaire, galvanisé par la conduite de Léo Warynski.

Alternent avec les « Ballate » deux pièces a cappella chantées par les Métaboles. Dormo molto amore, de 2011, est une berceuse de la mort composée à partir d'un texte de Stefano Busellato, le poète philosophe qui accompagne Filidei dans toutes ses aventures vocales. La composition est en lien avec N.N., son œuvre dramatico-musicale (2007-2009) rendant hommage au jeune anarchiste Franco Serantini battu à mort par la police au cours d'une manifestation antifasciste en 1972. Simple et efficace, la forme musicale dessine une arche, culminant sur la scansion musclée des mots choisis pour leur assonance. Pas de rhombes qui amorcent la deuxième pièce plus récente (2020) pour double chœur, Tutto in una volta, mais le souffle des chanteurs sur lequel s'inscrivent les premières tenues vocales. Filidei enchevêtre les parties des deux chœurs et brouille d'autant la compréhension du texte (celui de Nanni Balestrini) au profit d'une texture/timbre d'une grande richesse. On apprécie la ductilité des lignes bien conduites, la sensualité des voix et l'homogénéité des pupitres au sein d'une écriture que modèle avec souplesse la main du chef.
Théâtralité et empreinte naturaliste

Chef d'œuvre de la maturité, le Requiem pour chœur et 17 instrumentistes créé par les Métaboles et l'EIC en « visio » durant les mois de covid n'avait pas encore rencontré son public. Les rhombes, appeaux, sifflets, tuyaux harmoniques, plexiglas, etc. sont autant d'accessoires filidéiens aux mains des instrumentistes dans ce requiem auquel le compositeur veut donner une nouvelle vie tout en gardant scrupuleusement le texte liturgique. « Je récupère la force primitive du genre en lui appliquant un vernis différent », confie-t-il. Ainsi chaque partie de la messe des morts est-elle mise « en scène » sous une lumière et une théâtralité différentes, avec d'abruptes césures qui creusent la dramaturgie : des aigus stratosphériques (violon et accordéon) dans l'Introït, des cloches-tube carillonnantes pour un Kyrie violenté par les coups cinglants de l'orchestre et autre griffure de l'alto. Le Dies irae est le terrain dramaturgique de toutes les inventions : Filidei prend à la lettre les mots latins (traduits en français grâce aux surtitres) et leur donne corps à travers la musique. Pris à vive allure, le début de la Séquence traversée de sifflets et mettant à contribution la voix des instrumentistes vire à la manifestation de rue avec battements de mains des chanteurs et force excitation. Lorsqu'il est question de séparer les brebis des boucs s'entendent dans le chœur le « canto a tenore » du chant sarde et au sein de l'orchestre le bêlement du troupeau avec boîte à meuh, appeaux d'oiseaux et autre résonance pastorale : ainsi va l'humour filidéien et sa manière de repousser le pathos. Les voix tout terrain des Métaboles sont au service de cette vitalité d'écriture et font merveille, du texte murmuré à la clameur presque verdienne, de la scansion rythmique du tutti au très beau solo du Lacrimosa. Les musiciens de l'EIC ne déméritent pas sous le geste millimétré de Léo Warynski. L'Agnus dei, ramenant consonance, souffle et sensualité coupe court, laissant au rhombe et sa dernière vibration le soin de retourner au silence.









