À ManiFeste, Boulez 100 par l’ensemble NEXT
Ce sont les jeunes musiciens de l'ensemble NEXT qui étaient sur le devant de la scène pour le concert hommage à Pierre Boulez de ManiFeste affichant trois œuvres mixtes du maître élaborées dans les studios de l'Ircam.
Anthèmes 2 est l'agrandissement via l'électronique d'Anthèmes pour violon seul, une pièce virtuose de dix minutes écrite en 1993 pour le concours Yehudi Menuhin. Boulez en conserve les gestes et la structure en six sections et conçoit, avec les logiciels de l'Ircam et la technique du « temps réel », une transformation live de la ligne instrumentale et un espace mobile qui passe par les haut-parleurs et en démultiplie la source sonore. L'œuvre atteignant les 24 minutes est créée par Hae-Sun Kang (soliste de l'EIC) à Donaueschingen (avec Andrew Gerzso aux manettes) en 1997 et bénéficie des avancées de la technologie, à savoir d'un « suiveur de partition » qui synchronise l'écriture instrumentale et celle de l'électronique.
Encadrés par leur professeur Hae-Sun Kang, les trois violonistes, Karen Nonomura, Yougseo Kim et Giovanna Sevi, ainsi que leur RIM (Réalisateur Informatique Musicale) Malena Fouillou et François Longo sont tous membres de l'ensemble NEXT du Conservatoire Supérieur de Paris. Ce sont eux qui prennent la relève, les violonistes jouant l'œuvre à trois (deux sections chacun) dans les conditions acoustiques idéales de l'Espro. L'initiative n'aurait sans doute pas déplu au maître toujours soucieux de transmission. De fait, trois personnalités et trois sonorités s'entendent, auxquelles réagit l'électronique en temps réel dont l'écriture s'en trouve inévitablement (et sensiblement) modifiée : archet incisif, jeu acéré (constellation de pizzicati) et finesse du rendu sonore à travers la poésie lunaire des sons harmoniques réverbérés à l'infini sous l'archet de Karen Nonomura. Le son de Yougseo Kim est plus charnu auquel réagit l' « harmonizeur » (écriture en accords) ; souplesse féline de l'arabesque à laquelle répondent de façon spectaculaire les ricochets de l'électronique. Des nuages de son viennent brouiller sa séquence en pizzicatti. Ils sont clairs et nerveux sous le jeu lumineux et regorgeant d'énergie de Giovanna Sevi, déclenchant d'amples nappes électroniques qui se stabilisent lentement sur un Ré longuement résonnant. Les trois violonistes s'accordent alors pour achever l'œuvre ensemble, sur le coup d'archet théâtral et définitif de la partition.
Dialogue de l'ombre double pour clarinette et sons fixés (dont Boulez tire le titre du Soulier de Satin de Paul Claudel) a été créé en 1985 par Alain Damiens et Andrew Gerzso. L'œuvre a été rejouée des dizaines de fois par Jérôme Comte, soliste de l'EIC, qui dit pourtant avoir toujours le trac avant de l'aborder… C'est dire la virtuosité et l'exigence de l'écriture de cette « clarinette première » qui dialogue avec « la clarinette double », enregistrée en amont par l'interprète et diffusée/spatialisée à travers les haut-parleurs. Cette dramaturgie sonore s'accompagne du jeu des lumières – l'œuvre commence et se termine dans le noir – faisant apparaître et disparaître le soliste selon l'interlocuteur. La structure en six « strophes » est visualisée par le déplacement du soliste d'un pupitre à l'autre. Sur scène, la jeune Youjin Jung, clarinettiste de l'ensemble NEXT, n'est pas longue à nous mettre sous le charme tant sa sonorité ronde et miroitante opère, le jeu félin et tout en finesse de l'interprète maintenant la tension de l'écoute durant toute la pièce. Les fondus-enchaînés sont délicats, les quelques multiphoniques joués dans la souplesse et le flatterzunge dans le grave mettant délicatement en valeur le son laryngé de son instrument. L'œuvre entendue ce soir dans sa pleine envergure théâtrale et sonore n'a pas pris une ride !
Durant le changement de plateau, on entend le doux frémissement des panneaux de l'Espro modelant l'acoustique de la salle pour la dernière œuvre au programme, …explosante-fixe.., un work in progress s'il en est qui aura occupé son compositeur quelque vingt années, de 1973 à 1993. L'œuvre entendue partiellement ce soir est la dernière version en trois mouvements pour flûte MIDI, deux flûtes périphériques, ensemble et électronique, qui bénéficie à sa création (novembre 1993), comme Anthèmes 2, d'un suiveur de partition. L'ensemble NEXT, rejoint par les solistes de l'EIC, est dirigé par un des trois assistants de Pierre Bleuse, le chef espagnol Daniel Huertas ; il a sur son pupitre les deux derniers mouvements de l'œuvre soit Transitoire V et Originel reliés par un bref interlude électronique (Intersticiel).
Le flux est tendu, dense, dans un premier mouvement d'une folle énergie, avec ses fluctuations de tempo et ses relances spectaculaires. En ressort progressivement la flûte MIDI (le jeune Federico Altare de l'ensemble NEXT), centre et absence d'un ensemble qui en démultiplie les figures jusqu'à noyer le soliste. L'instrument relié au dispositif de transformation du son en temps réel génère d'étranges réponses de l'électronique. Après les déploiements spectraux d'Intersticiel qui embrasent l'espace de résonance, le troisième mouvement Originel, plus intimiste, est tiré de Mémorial (1985) dont Boulez révise les tempi. La partie de flûte MIDI est conductrice, ornementée par ses deux partenaires excentrées (Emmanuel Ophèle et Sophie Cherrier) et un ensemble instrumental discret (cordes en sourdine de plomb) qui complète la texture, sous le geste économe et précis de Daniel Huertas. L'écriture tourne autour de la note Mib (=S), « afin d'évoquer Igor Stravinsky, de conjurer son absence », écrit Pierre Boulez : Originel est un tombeau, une des pièces les plus émouvantes du maître de Répons.
Crédit photographique : © Ensemble intercontemporain
Lire aussi : Tous nos articles du festival Manifeste