Des marionnettes de Baselitz pour L’Histoire du Soldat à Salzbourg
Malgré un texte allemand indigeste et mal interprété, ce très poétique spectacle bénéficie d'une interprétation musicale enthousiasmante sous la conduite d'Isabelle Faust.
Quand on parle des chefs-d'œuvre séminaux de la modernité musicale, on cite Pierrot lunaire, le 2e quatuor de Schoenberg, Le Sacre du Printemps, peut-être Pelléas. Personne ne pense à L'Histoire du soldat : pourtant, quel chef-d'œuvre, quelle modernité, quelle intelligence dans cette sobriété ouverte à une infinité d'interprétations !
Le spectacle proposé par le festival de Salzbourg a une grande faiblesse : rien ne va dans la récitation du texte parlé. Qu'on choisisse de donner l'œuvre en allemand est le moindre problème ; mais la version allemande choisie, même créée en 1923 dans la foulée de la création de l'original, est d'une médiocrité insigne. Du sublime texte de Ramuz elle trahit tout autant la lettre que l'esprit, et même en oubliant l'original sa qualité littéraire propre est en dessous de tout – son auteur, Hans Reinhart, était le frère du mécène Werner Reinhart, ce qui remplace la compétence.
Et l'acteur français Dominique Horwitz, star du cinéma et de la télé en Allemagne, qui a déjà enregistré deux fois l'œuvre dans cette traduction, pèse de tout son poids pour en accentuer les lourdeurs. Car, autre trahison, cette production recourt à un seul narrateur, quand l'original en prévoit trois, lecteur, soldat et diable, dont les interactions soigneusement pensées ajoutent à la poésie et à la musicalité propre du texte de Ramuz – on retournera toujours avec profit à l'admirable version live dirigée par le créateur Ernest Ansermet en 1952 (1 CD Claves, 1989, disponible aujourd'hui sur les plates-formes de streaming) pour se convaincre de l'écrasante supériorité de l'original.
Cette situation est d'autant plus regrettable que tous les autres paramètres de ce spectacle, eux, sont proprement remarquables. Au centre du spectacle sont les marionnettes créées par Georg Baselitz, qui à 87 ans fait ses débuts dans le monde des marionnettes : choisissant de renoncer à tout réalisme dans la représentation des personnages sans aller jusqu'à une complète abstraction, il les réduit très justement à leur fonction, en attribuant à chacun une couleur qui suffit à le reconnaître ; ces têtes modelées, avec ces couleurs vives, portent la marque de Baselitz, mais elles ont aussi une réelle efficacité théâtrale. Avec de simples décors graphiques, et en collaboration avec le metteur en scène Matthias Bundschuh, il offre au chef-d'œuvre de Stravinsky toute la poésie légère que lui refuse le récitant, avec cette naïveté touchante totalement dépourvue de mièvrerie.
Baselitz, certes, est une superstar du monde de l'art, et son seul nom suffit à faire du spectacle un événement, mais fort heureusement l'œuvre prend sans mal le pas sur ces mondanités : il trouve ici une forme beaucoup plus adéquate que dans le Parsifal pesant qu'il avait décoré à l'Opéra de Munich. Les deux marionnettes de musiciens, tambour et trompette, qui accompagnent le soldat dans sa marche ne servent à rien, mais ils en soulignent le rythme avec humour, leurs mouvements en harmonie en même temps qu'en décalage avec le rythme propre du soldat ; les corps simplement indiqués par des tubes de carton ont cette fragilité touchante qui fait de la marionnette une image de la destinée humaine, la nôtre et celle du pauvre soldat – et même celle du diable, qui n'est après tout qu'un pauvre hère à notre image. Histoire « jouée et dansée », dit le sous-titre de l'œuvre : les marionnettes, manipulées par l'équipe du célèbre théâtre de marionnettes de Salzbourg, ont cette grâce qui supprime toute distinction entre le jeu et la danse.
Et la musique n'est pas en reste : dans l'acoustique généreuse de la petite salle du théâtre de marionnettes, qui donne à ces sept instruments l'ampleur et le fondu d'un véritable orchestre, l'ensemble réuni autour d'Isabelle Faust est un bonheur de tous les instants. Le premier rôle est naturellement celui du violon, et Faust fait merveille avec son jeu incisif, aux sonorités franches, allant jusqu'au bout des rythmes de danse. Ses collègues ne sont que partiellement les mêmes que ceux de son disque récent, mais ils sont tous de haut vol, et l'absence de chef ne rend que plus miraculeuse leur entente chambriste, dialogue intense qui laisse à chacun toute la place pour s'exprimer tout en faisant naître un véritable collectif.









