Racines, ou l’art d’être ailleurs, à l’Opéra Bastille
Le triptyque de rentrée du Ballet de l'Opéra de Paris, baptisé Soirée Racines, propose un retour aux racines de trois chorégraphes : George Balanchine, Mthuthuzeli November et Christopher Wheeldon. Une bonne idée qui manque d'éclat.
Sur le papier, c'est alléchant. Trois ballets sur pointes, dont deux nouveautés au répertoire, voilà qui est assez rare pour une soirée « triple bill », généralement dévolue au contemporain. La thématique aussi est intéressante et fait sens. Ces trois ballets sont censés être pour leur chorégraphe un retour aux racines : la grande tradition russe pour Balanchine, la culture africaine du chorégraphe sud-africain Mthuthuzeli November, et nos lointains ancêtres de l'antiquité grecque pour le Britannique Christopher Wheeldon. Reste le résultat.
Thème et variations n'est pas une surprise pour le public parisien, qui connait cette valeur sûre de Balanchine au répertoire de l'Opéra de Paris depuis 1993. Il est intéressant de voir comment on danse aujourd'hui un Balanchine dans sa veine ultra académique, hommage respectueux du ballet impérial à la Petipa, tel qu'on lui passa commande en 1947. L'Opéra le danse dans ce premier degré, façon Grand Siècle (la référence de la commande étant, précisément, « La Belle au bois dormant »), mais sans l'emphase qui devrait aller avec. Ici, la compagnie sert le pas et les enchaînements ultra classiques, comme elle le fait en cours de danse. Avec sérieux, mais sans abattage ni véritable personnalité.
Valentine Colasante et Paul Marque, Étoiles scintillantes mais pas lumineuses, auraient dû remarquer qu'au-dessus d'eux, deux lustres brillaient. Ces accessoires, uniques éléments de décor, ne sont pas superflus : ils indiquaient juste qu'elles étaient au Bal, invitées à briller plus qu'il n'en faut. À plastronner, même. À prendre commande du plateau en faisant fi de la technique. Cela eût été d'autant plus nécessaire que tutus et pourpoints mauves et bleus, ayant pris un solide coup de vieux, ont aussi la mauvaise idée de se fondre dans le décor, un cyclo bleu vampirisant, faisant presque ton sur ton. Pour exister, les danseurs avaient d'autant plus obligation de se démarquer…
Vient ensuite la curiosité de la soirée : l'entrée au répertoire de Rhapsodie, la pièce d'un jeune Sud-Africain aussi doué que chanceux, issu des townships de Cape Town et qui a pu continuer sa formation en Angleterre. Mthuthuzeli November, tombé fou amoureux de la danse depuis tout petit, vient de la danse de rue et de la danse africaine. Sa curiosité et ses qualités l'ont amené à faire du ballet classique. Et comme un acte de reconnaissance, ses chorégraphies épousent l'esthétique classique, au point d'avoir été approché par le Ballet de Zurich pour célébrer en 2024 le centenaire de la Rhapsody in Blue de Gershwin.
Jusqu'alors, le jeune homme créait sur ses propres musiques. Approcher Gershwin était une bonne idée pour s'immiscer dans un monde afro-jazzy. Or le chorégraphe, en souhaitant se couler dans le moule du style classique, s'empêche d'utiliser ce qui est en lui : une danse de rue et une danse africaine. Là est pourtant sa culture et son savoir-faire de départ, et insuffler justement à des danseurs classiques ce qui fait sa personnalité, de surcroît sur une composition musicale foncièrement jazzy aurait été passionnant, pour ces danseurs comme pour le public. Faire le chemin inverse, de l'école classique aux « racines » africaines aurait permis aux danseurs un travail plus neuf et sûrement réjouissant.
C'est particulièrement réussi et jubilatoire lorsqu'un groupe de danseurs masculins part dans une explosion de joie aux formes africaines. Reste que le sextuor de filles sur pointe, en short et pantalon a son petit côté « dramballet » soviétique assez cocasse, et le duo initial, livré par Letizia Galloni et Yvon Demol, est joliment mené. Idem pour le décor, une très jolie boîte lumineuse qui s'ouvre et se déplie comme un livre immense, dont chaque danseur serait issu, comme pour venir nous conter sa propre histoire. En ce sens, c'est très réussi, malgré cette frustration de ne pas avoir voyagé davantage dans les racines africaines de Mthuthuzeli November.
Le voyage n'est pas si clairement convoqué dans Corybantic Games, la pièce de Christopher Wheeldon, que l'on connaît plus lumineux et radieux dans des pièces enthousiasmantes et aussi différentes que Within the Golden Hour, Alice au Pays des Merveilles ou Like Water for Chocolate. Il nous tarde d'ailleurs de voir à Paris un de ses grands ballets narratifs d'une soirée comme il sait le faire si brillamment. Or ici le chorégraphe britannique propose une pièce beaucoup plus banale, presque pâle au regard de ses multiples talents. Il était censé nous emmener dans le monde des corybantes, ces danseurs en armure qui célébraient le culte de la déesse Cybèle en frappant des pieds, au son des tambourins. Leonard Bernstein aussi, dans sa Sérénade, choisie par le chorégraphe, décrit par le menu les thèmes précis de ses cinq mouvements, tous identifiés à l'un des Discours du Banquet de Platon.
Le résultat n'a plus rien de narratif. La chorégraphie est une suite d'entrées liées aux cinq mouvements, enchaînements parfois martiaux, parfois très fluides, généralement anecdotiques. Les costumes (des collants sans pied pour les garçons, des gaines et brassières pour les filles, peu seyants pour eux comme pour elles, malgré les jolies robes plissées de certaines) n'aident pas à magnifier le geste, et le décor (des monochromes mouvants signés Jean-Marc Puissant) refroidit beaucoup l'atmosphère. En revanche, les danseurs sont très joliment investis, qu'il s‘agisse de Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir dans le premier mouvement, de la belle Hohuyn Kang dans le second, l'impeccable couple Inès McIntosh et Jack Gasztowtt et surtout la lyrique Roxane Stojanov qui, dans l'ultime mouvement, l'emporte sur tous ses partenaires. Reste que c'est surtout l'admirable violoniste, Petteri Iivonen, premier violon solo de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris qui remporte la palme de la clameur. À juste titre.










Entièrement d’accord avec votre article. Vous êtes un des rares à analyser les ballets de l’opéra sans complaisance et avec honnêteté et culture. Merci