L’Antiformaliste Raïok et autres raretés de Chostakovitch pour les 50 ans de sa disparition
Pour les cinquante ans de la disparition de Dimitri Chostakovitch, le label jaune publie un substantiel album de premières mondiales et de raretés, marqué par deux cantates de résistance intérieure, la satire L'Antiformaliste Raïok et Le Clou de Yelabuga en hommage à la poétesse Marina Tsvétaïéva.
Cinquante ans après sa mort, on continue à enregistrer des premières mondiales et de redécouvrir des raretés au sein de l'immense œuvre de Chostakovitch. Il n'est pas anodin que ce soit Deutsche Grammophon qui publie avec cet album Shostakovich Discoveries des raretés issues du festival Chostakovitch de Gohrisch (en Saxe), avec l'imprimatur de la veuve Irina Chostakovitch.
L'album s'ouvre par la cantate de L'Antiformaliste Raïok, satire de la stupidité et des diktats de l'incompétence politique en matière musicale. Composée « pour le tiroir » pour piano et quatre rôles de basse par Chostakovitch en 1948, alors qu'il était foudroyé par la condamnation pour formalisme de Jdanov, elle est un exutoire pour ne pas devenir fou. La pièce d'une quinzaine de minutes met en scène un narrateur et trois « camarades », tous vibrants d'incompétence et de suffisance sur ce qu'est la bonne musique. Derrière leurs sobriquets se dissimulent des personnages réels, dont Staline et Jdanov. Impensable naturellement de faire jouer cette musique publiquement, mais elle aurait été donnée une ou deux fois en privé, et vit sa création seulement en 1989 à Washington par Rostropovitch. Le nouveau documentaire Dimitri Chostakovitch, Symphonie en rouge (actuellement en replay sur Arte.tv) a donné à juste titre à cette pièce secrète un rôle très important dans la biographie et la psyché du compositeur. Cette satire reste une grande rareté, et la discographie reste limitée bien que de qualité. Pour la version originale avec piano, la création américaine par Rostropovitch en janvier 1989, chantée en anglais et avec un chœur aux accents de Broadway (!) n'a qu'un intérêt documentaire, et la création russe quatre mois plus tard en mai 1989 dans la grande salle du Conservatoire de Moscou (dirigée par Valeri Polyansky, Melodya) est étrangement outrée et pesante. Mais faut-il s'en étonner ? C'est la seule captation soviétique de cette œuvre antisoviétique, réalisée dans une URSS en état de décomposition. Musicalement lunaire mais historique ! Pour cette version avec piano, c'est la version de Yuri Serov captée à Saint-Pétersbourg au début des années 2000 (Delos) qui est la référence, avec cette fois le bon rythme et le bon ton. Pour cet album, la Kremerata Baltica joue une version réalisée et dirigée par Andrei Pushkarev, avec l'impeccable Alexei Mochalov, la même basse que la version de Vladimir Spivakov et ses Virtuoses de Moscou de 2003 (Capriccio), également impressionnant dans les deux enregistrements par ses graves abyssaux, la clarté de l'articulation et la souplesse de la ligne vocale. Entre ces deux versions, le choix est difficile mais il nous semble que ce nouvel enregistrement capté à Dresde en 2014 devance son aîné d'une courte tête en terme de vitalité et d'humour. Pour pleinement mesurer l'importance de cette satire, il faut aller découvrir sur YouTube la version en concert et théâtralisée donnée à Moscou par Sergei Leiferkus et Vladimir Spivakov devant Boris Eltsine alors président de la Fédération de Russie et un public hilare. Une ambiance extraordinaire, dans tous les sens du terme. Une chose est sûre, avec la remise à l'honneur de Staline en cours en Russie sous la férule de Poutine, L'Antiformaliste Raïok n'est pas prête d'y refaire surface et d'avoir de tels honneurs.
Une autre pièce majeure de cet album est la cantate Le Clou de Yelabuga, en référence au clou où s'est pendu la poétesse Marina Tsvétaïéva en 1941, dans cette ville du lointain pays des Tatars où elle avait été évacuée pour fuir l'invasion nazie. Chostakovitch a mis en musique un poème d'Evgueni Evtouchenko, l'auteur de Babi Yar. On connaissait l'existence de cette partition, mais elle ne fut découverte qu'en 2023, et complétée par Alexander Raskatov qui en a réalisé la partie pianistique et les accents dynamiques. D'une durée de 10 minutes, on sait qu'elle a été composée en 1971 et l'atmosphère en est particulièrement glaçante, à l'instar de cette strophe : « Un clou. Pas un crochet. À bords tranchants, épais / Conçu pour suspendre des licols ou des outils de pêche. / Il paraît trop bas pour s'y pendre, vraiment / Etrangle-toi toi-même, ça serait bien plus facile ». On est dans le dernier Chostakovitch, qui voit la mort en face. La basse Alexander Roslavets et le pianiste Andrei Korobeinikov ont la solennité et la densité dramatique qui s'imposent, avec la révolte sourde qui coule toujours dans les veines du compositeur.
Parmi les autres raretés réunies dans l'album, signalons les trois préludes orchestraux inédits composés pour le Nez et créés par Thomas Sanderling à Gohrisch en 2017, et donnons nos coups de cœur pour la courte pièce Dans la forêt écrite comme un exercice à l'âge de douze ans et qui pourtant exhale un charme addictif (on pense au sublime Impromptu n°5 de Sibelius) avant de se transformer en une sorte de ravissante comptine pour enfant, restituée avec délicatesse et esprit joueur par Daniel Ciobanu, et le Prélude et fugue en do dièse mineur par Yulianna Avdeeva. Ce prélude avait été laissé inachevé et a été complété par Krzysztof Meyer, qui a ajouté sa propre fugue, architecturée comme on les aime. De quoi donner envie d'aller entendre le cycle complet que la pianiste a publié chez Pentatone, Clef ResMusica, et où elle a réenregistré cet inédit.
Un album mosaïque qui retrace autant une vie de compositeur, une dizaine d'années de travail sur son œuvre, que la pleine appropriation par l'Occident d'un musicien que l'Histoire avait assigné à l'autre côté du rideau de fer.









