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Boris Godounov intime à Lyon

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Lyon. Opéra. 13-X-2025. Modeste Moussorgski (1839-1881) : Boris Godounov, opéra en 4 parties et 7 tableaux sur un livret du compositeur d’après Alexandre Pouchkine. Mise en scène : Vasily Barkhatov. Scénographie : Einovy Margolin. Costumes : Olga Shaishmelashvili. Lumières : Alexander Simaev. Avec : Dmitri Ulyanov, basse (Boris Godounov) ; Iurii Iushkevichl, contreténor (Fiodor) ; Eva Langeland Gjerde, soprano (Xenia) ; Dora Jana Klarić, mezzo-soprano (La Nourrice) ; Sergey Polyakov, ténor (Le Prince Vassili Chouiski) ; Alexander de Jong, baryton (Andreï Chtchelkalov) ; Maxim Kuzmin-Karavaev, basse (Pimène) ; Mihails Čulpajevs, ténor (Grégori) ; David Leigh, basse (Varlaam) ; Filipp Varik, ténor (Missail/L’Innocent) ; Jenny Ann Flory, mezzo-soprano (L’Aubergiste) ; Hugo Santos, basse (Nikititch) ; Paolo Stupenengo, basse (Mitioukha) ; Tigran Guiragosyan, ténor (Un boyard); Pascale Obrecht, Didier Roussel, Antoine Saint-Espes, Kwang Soun Kim (Solistes des choeurs). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns), Maîtrise (chef de chœur : Clément Brun) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Vitali Alekseenok

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L'Opéra de Lyon ouvre sa nouvelle saison avec la version originale de Boris Godounov dans une mise en scène qui signe les débuts français de .

Pas sûr que ce nouveau Boris Godounov allonge le déjà très impressionnant palmarès du jeune metteur en scène russe, qui, bien avant sa récente Norma vienno-berlinoise, avait, dès 2015, retenu l'attention en Europe avec Sibéria à Bregenz, une Khovantchina bâloise, et, toujours in loco, un Joueur et une Butterfly : des réalisations d'inventive facture.

Le premier Boris de Moussorgski, le plus court, est aussi le plus intimiste des deux versions autographes (1869 et 1872) d'un opéra qui eut même droit à moult versions ultérieures, dites « d'étude », la plus connue étant celle de Rimsky-Korsakov, créée au tout début du XXe siècle. Le premier jet de Boris Godounov reste centré sur la tragédie intime d'un tsar hanté par le régicide, dans la version fantasmée par Pouchkine. Coupable ou non coupable ? L'Histoire n'a rien certifié de tel au-delà de la simple constatation de l'assassinat du fils d‘Ivan le terrible, héritier présumé du trône. Au contraire de l'opéra de Moussorgski, dont la sublime musique, rumeur géante à elle seule, entretient le doute à un point tel qu'elle n'est pas loin de faire œuvre historiographique.

Ceux qui n'imaginent pas un Boris Godounov sans les fastes de l'Acte polonais, sans le spectaculaire soulèvement final de la Forêt de Kromy, découvrent avec le plus vif intérêt, à Lyon, la matrice de ce qui est, avec Eugene Onéguine, le plus grand opéra russe. Un opéra politique doublé d'une tragédie intime. Même s'il ne se prive pas de rappeler combien l'Église se tient toujours au côté du pouvoir, c'est surtout cette seconde donne qui intéresse Barkhatov, la première ne découlant qu'en creux d'icelle : comment peut gouverner tout un pays (en l'occurrence la Russie actuelle, forcément visée par la contemporanéité des costumes) un homme dévasté par une tragédie intime ?

Le Boris de Barkhatov n'est pas seulement préoccupé par la rumeur qui le voit en régicide, mais plus encore par les dysfonctionnements d'une progéniture problématique : sa fille Xénia, croquée en dépressive suicidaire ; Féodor, le fils que Boris s'entête à vouloir installer sur le trône, est autiste (autre rumeur ?). On comprend, dans de telles conditions, qu'en éminence grise, le boyard Chouïski soit prêt à tout pour que les clefs du pouvoir prennent le chemin de traverse emprunté par l'usurpateur Grigori. Barkhatov envoie donc Chouïski infiltrer chacun des tableaux : ce dernier manipule Pimène, scribe de l'histoire russe en train de s'écrire ; il facilite la fuite de Grigori/Dmitri ; il intervient dans l'établissement spécialisé où Féodor est placé en compagnie d'autres autistes… Chouïsky est le Iago de Barkhatov.

Un scénario intéressant mais hélas bien trop malmené par la scénographie de Zinovy Margolin. Inspiré du Dogville de Lars von Trier, avec sa kommunalka sans murs, qui veut donner à voir, à l'intérieur de chaque appartement, un peuple représenté non comme une masse compacte mais comme une addition d'intimités spécifiques, même si l'on se rend vite compte que chacun des membres de chaque foyer a les yeux rivés sur un même objet : un téléphone donnant à voir l'info en direct, pour l'heure le couronnement de Boris, très curieusement représenté par Barkhatov au moyen d'un simple tabouret renversé sur la tête de l'élu… Chaque foyer apparaît (et disparaîtra) séparément : une manière de donner malgré tout le premier et le dernier mot au peuple dans cette version où après avoir occupé les deux premiers tableaux, celui-ci disparaît quasiment de la partition. Disposé en étages sur des praticables surlignés de néons, le dispositif affiche une séduction des plus limitées vue du parterre. Empilés les uns sur les autres, les appartements forment une sorte de pyramide où le regard ne peut que se noyer : qui aura vu, par exemple, à la fin du couronnement, Boris se jeter dans le vide du sommet de cette pièce montée scénographique ?

Le spectacle convainc encore moins après l'entracte, qui relègue la kommunalka a l'arrière-plan au profit d'une salle de jeux pour enfants autistes avec éducateurs aux petits soins et piscine à balles où finira par s'éteindre Boris. Un choix esthétique qu'on devine ne pas être pour rien dans les huées qui retentiront à l'entrée de l'équipe artistique de ce Boris Godounov redoutable pour les yeux.

Pour les oreilles, c'est tout le contraire. On absout de tout soupçon le superbe Boris de , concentré d'humanité et de bonté mêlées. Aux antipodes du cauteleux Chouïsky de Sergey Polyzkov, du zélé Chtchelkalov d', percutants à souhait, tout comme le Grégori de Mihails Čulpajevs. D'émouvante stature, le Pimène de , est présenté comme la conscience d'un monde délétère. Au côté de , Varlaam haut en couleurs, l'Aubergiste de Jenny Ann Flory parvient à faire son miel, comme la Xénia d' et la Nourrice de , des miettes de cette version originale quasiment délestée de timbres féminins. joue les autistes et chante Féodor avec conviction. On n'aurait pas deviné qu' était souffrant, son Exempt faisant montre de l'amplitude adéquate au cœur d'une foule où la mise en scène peine à faire se détacher les Mitioukha et autres individualités confiées aux membres du Lyon Opéra Studio. S'en détache le très émouvant Innocent de Filip Varik. Le chœur n'a quasiment ici que les deux premiers tableaux pour exister, dont il s'empare avec beaucoup de présence.

Le jeune chef biélorusse n'est pas pour rien dans l'intérêt d'une soirée qui aura rendu (une révélation pour beaucoup) à Moussorgski ce qui est à Moussorgski, allant même, en accord avec Barkhatov, jusqu'à offrir à cette première version de l'opéra la bande-annonce de sa seconde mouture : le retour du chant de L'Innocent, qui redonne in fine la parole au peuple. Faisant venir d'Ukraine de vraies cloches orthodoxes, Alekseenok appuie (les premières notes du Couronnement !) sur les soi-disant bizarreries d'un Moussorgski passionné par Berlioz. La révélation de ce lien entre deux compositeurs qui eurent tant à ferrailler avec leurs pairs est la cerise sur le gâteau d'une soirée qualifiée avec un brin d'humour par Richard Brunel de « retentissante. »

Crédit photographique : © Jean-Louis Fernandez

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Lyon. Opéra. 13-X-2025. Modeste Moussorgski (1839-1881) : Boris Godounov, opéra en 4 parties et 7 tableaux sur un livret du compositeur d’après Alexandre Pouchkine. Mise en scène : Vasily Barkhatov. Scénographie : Einovy Margolin. Costumes : Olga Shaishmelashvili. Lumières : Alexander Simaev. Avec : Dmitri Ulyanov, basse (Boris Godounov) ; Iurii Iushkevichl, contreténor (Fiodor) ; Eva Langeland Gjerde, soprano (Xenia) ; Dora Jana Klarić, mezzo-soprano (La Nourrice) ; Sergey Polyakov, ténor (Le Prince Vassili Chouiski) ; Alexander de Jong, baryton (Andreï Chtchelkalov) ; Maxim Kuzmin-Karavaev, basse (Pimène) ; Mihails Čulpajevs, ténor (Grégori) ; David Leigh, basse (Varlaam) ; Filipp Varik, ténor (Missail/L’Innocent) ; Jenny Ann Flory, mezzo-soprano (L’Aubergiste) ; Hugo Santos, basse (Nikititch) ; Paolo Stupenengo, basse (Mitioukha) ; Tigran Guiragosyan, ténor (Un boyard); Pascale Obrecht, Didier Roussel, Antoine Saint-Espes, Kwang Soun Kim (Solistes des choeurs). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns), Maîtrise (chef de chœur : Clément Brun) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Vitali Alekseenok

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1 commentaire sur “Boris Godounov intime à Lyon”

  • Paul dit :

    Serebrennikov dans sa version avec l’acte polonais à Amsterdam en juin dernier découpait aussi l’espace en cases mais sur un mur vertical , habitées par le peuple russe ( actuel ) confronté à la brutalité du pouvoir.c’etait assez spectaculaire et violent ( vu sur Medici.tv ).

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