À La Tricoterie de Bruxelles, Oxalys (re)fait son festival
Pour la deuxième saison consécutive, en la très conviviale Tricoterie de Saint-Gilles à Bruxelles, l'ensemble Oxalys invitait les mélomanes curieux et amateurs d'inédites explorations chambristes à son festival, étalé sur trois soirées.

Fondé en 1993 par de jeunes musiciens du Conservatoire royal de Bruxelles issus des sections néerlandophones et francophones de l'institution, Oxalys a rapidement développé un profil singulier et une forte réputation internationale. Bien qu'explorant la musique de l'époque classique à nos jours, avec à la clé quelques créations contemporaines marquantes, le répertoire de base se concentre particulièrement sur le tournant du Siècle – vers 1900 – crucial pour l'histoire culturelle – et musicale – européenne. Est patente leur recherche incessante d'un répertoire inconnu ou rare, souvent dû à des compositeurs moins joués, tout en réexplorant aussi les œuvres des grands noms. La formation particulière de base inclut généralement le quintette à cordes – avec contrebasse – , flûte, clarinette et harpe. Cependant, l'effectif est très flexible – ne serait-ce que par l'ajout occasionnel du piano – et s'élargit ou se réduit fréquemment (jusqu'à la formation d'un octuor à cordes voire plus, ou l'intégration de voix pour la musique vocale de chambre).
Étonnamment, en plus de trente ans, l'effectif de base toujours mené par la sémillante Shirly Laub est stable, à l'exception du pupitre de violoncelle pour lequel Justus Grimm, très sollicité internationalement comme soliste, est régulièrement remplacé, comme ces deux soirs par Pierre Fontenelle.
Pré-concert des disciples et programme en quintette
Pour débuter cette soirée, et en guise de prélude – chaque membre de l'ensemble – professeur dans un des conservatoire belge – a invité un des ses étudiants pour deux courtes pages campant un idéal portique sonore. Si l'ensemble des cordes ainsi convoquées est un peu raide et rêche dans la belle pavane Couleur du temps (1920) de Frank Martin, la bien plus célèbre Introduction et allegro ravélienne (1905) est éclairée par la flûte volatile de Lara Gambosi ou la clarinette solaire de Clara Differdange, et l'ensemble tisse un magnifique écrin sonore autour de l'excellente et déjà très professionnelle harpiste Marine Veith.
Du Quatuor avec flûte op. 85 de Gottfried von Einem – reprenant la formulation mozartienne de la distribution – n'est retenu finalement que le mouvement central, un Allegro moderato certes bien écrit pour l'instrument et très construit mais in fine très académique et d'un intérêt très relatif. Il est défendu avec conviction par le flutiste Toon Fret, que l'on retrouve au côté de la harpiste Annie Lavoisier, et des trois cordes Shirly Laub – violon – Elisabeth Smalt – alto et la violoncelliste invitée Wytske Holtrop dans la suite du harpiste-compositeur Marcel Tournier (1879-1951) : l'œuvre, délicieusement restituée est typique de l'école française de l'époque et splendidement pensée pour l'instrument soliste, même si parfois délibérément « naïve » (Danse ou la Fête finale), ou d'une fraîcheur délicate post-debussyste juste un peu trop épigonale (la sérénade opus 30 de Roussel pour la même formation est autrement plus originale !).
Après un court entracte, le second violoniste Frédéric d'Ursel rejoint l'ensemble pour une seconde partie de soirée bien plus passionnante, tout d'abord avec le relativement plus connu Quintette pour harpe et quatuor à cordes (1919) d'Arnold Bax. L'œuvre est écrite sous aimantation française – le maître anglais se détournera du postimpressionnisme au gré de la composition de son cycle de sept symphonies, entrepris juste après : ce Quintette en un mouvement assez dramatique est très savamment construit et agencé. L'interprétation à la fois très nuancée et engagée de la rémoise Annie Lavoisier – une des dernières élèves de Pierre Jamet et par ailleurs harpe solo du Belgian National orchestra – se jour des difficultés de la partition et est magnifiée par la réplique du quatuor à cordes aux tonalités tantôt diaphanes, tantôt légèrement expressionnistes.
Mais le « clou » de la soirée demeure sans aucun doute le rare Quintette pour clarinette et cordes op.31 a de Paul Ben-Haïm (1941 revu en 1965). Né Frankenburger, juif munichois formé par Friedrich Klose – un élève de Bruckner -, nommé à Augsbourg comme directeur d'opéra, il décide de quitter l'Allemagne nazie dès 1933 et de s'installer en Palestine alors sous protectorat britannique. C'est la qu'il hébraïse son patronyme, remet en question ses acquis, étudie à la fois la musique juive sépharade et yéménite – grâce à sa collaboration avec Bracha Zefira. Le quintette entendu ce soir, très expressif malgré une grande rigueur d'écriture est le parfait témoignage de cette fusion de trois cultures menant à un langage hautement personnel, à la fois entre rigueur (le tema con variazioni final), lyrisme profus très méditerranéen (le molto moderato initial), et déhanchement rythmique des plus inventifs (Capriccio cantral aux pizzicatti quasi bartokiens). La clarinettiste Nathalie Lefèvre captive par la subtilité de nuances, une infaillible justesse d'intonation et une félinité très suggestive des phrasés, excellement suivie par le quatuor à cordes.
En guise de bis, maîtres et élèves se retrouvent pour une sucrerie signée James Ensor – qui s'estimait sans doute un peu vite aussi excellent musicien que peintre. Voilà de quoi clôturer cette longue soirée dans la bonne humeur avec cette page délicieusement kitsch.
Un passionnant concert-lecture autour du symbolisme belge
Pour le dernier volet de ce long week-end chambriste, la donne est légèrement modifiée. Oxalys, dont les pupitres de bases, hormis la harpe, sont de nouveau tous sollicités, voit sa configuration adaptée en conséquence. Pierre Fontenelle, le jeune violoncelle belge de plus en plus sollicité remplace assez avantageusement sa consœur un rien timorée la veille, et surtout c'est au grand et infatigable Jean-Claude Vanden Eynden que revient le redoutable privilège de tenir le piano parfois des partitions retenues extrêmement prolixes et chargées.
Il s'agit de donner un concert par petites touches et d'illustrer le propos musicologique par des mouvements ou fragments d'œuvres, voire des exemples musicaux isolés, sans didactisme outrancier. Et à vrai dire ces nonante minutes exploratoires révèlent des noms méconnus ou passés aux oubliettes de l'histoire de la musique : ils sont tous réhabilités par l'enthousiaste musicologue Stijn Paredis.
Cet entretien autour du développement du symbolisme musical en France et en Belgique se révèle passionnant : Bruxelles a été un pôle à la pointe de ce courant nouveau avec le groupe « Les XX » puis le cercle de la Libre-Esthétique où sous l'impulsion d'Octave Maus : un creuset particulièrement stimulant es matières de créations belges et pôle attractif, théâtre de premières auditions locales voire mondiales d'œuvres-phares de l'école française. Si l'exposé est agrémenté d'un diaporama instructif, on peut regretter que les œuvres graphiques retenues pour illustrer en fond pictural soient davantage liées à l'esthétique impressionniste ou moderne (les Alyscamps de Van Gogh) voire pointilliste (Seurat, Signac) , assez éloignées de sinuosités et du sens de la grande courbe des œuvres Jugendstil retenues. Si par exemple Delville voire le premier Spillaert auraient été mieux venus, sont à juste titre retenu Redon ou Fernand Khnopff (sa toile En écoutant du Schumann).
C'est d'ailleurs précisément Robert Schumann qui ouvre les débats et fait figure de mentor indirect à cette école, par à la fois son côté sombre, fantasmagorique et à haute charge symbolique avec la première de ses tardives Märchenzählungen pour alto clarinette et piano opus 132 , défendues avec un subtilité pudique exquise. Alexis de Castillon (1838-1873) importe, avec son opus 1, en quelque sorte en France la formule du quintette à clavier traditionnel, précisément créée par Schumann, outre-Rhin : le premier mouvement seul auditionné aujourd'hui révèle une œuvre inégale, parfois épigonale et un soupçon salonarde, assez éloignée de son modèle et moins réussie que le plus célèbre Quatuor à clavier op.7 du même (petit) maître.
Deux compositeurs de l'école verviétoise sont alors programmés. Louis Kéfer (1842-1926) directeur du conservatoire local est représenté par le très plaisant mais un rien superficiel Intermezzo de son Trio à clavier en fa majeur de 1885 : il est resté plus connu comme pédagogue, ayant été le professeur du violoniste Mathieu Crickboom et surtout de Guillaume Lekeu. C'est précisément au trio de Lekeu – et en particulier à son scherzo- que fait penser Impetueux le premier mouvement du Trio op.1 de Victor Vreuls (1876-1944) : une œuvre qui a les défauts de ses qualités : spontanée, profuse dans ses idées, irrégulière dans son débit et son articulation agogique, mais au demeurant assez passionnante malgré ou à cause de sa dispersion. Nos interprètes y témoignent d'une énergie et d'une conviction qui emporte l'adhésion.
La figure du Français Charles Bordes (1863-1909) bien connu à Paris comme co-fondateur de la célébré Schola cantorum, servit de relais et de diffuseur de toute l'école française dans les cercles bruxellois où il disposait de précieuses amitiés. L'intermezzo de sa suite basque- preuve de son attachement à cette région – aux irrésistibles déhanchements permet de retrouver une dernière fois durant ce week-end l'excellent flûtiste Toon Fret.
C'est sur la figure de Théo Ysaÿe (1865-1918) que s'achèvent ces explorations chambristes. Frère cadet du « roi du violon » Eugène Ysaÿe (1858-1931), Théo était pianiste et un compositeur subtil, intégré au cercle de la Libre-Esthétique. Bien qu'il ait eu tendance à se cacher dans l'ombre illustre de son frère, ses œuvres révèlent une écriture harmonique riche et un sens du lyrisme post-romantique empreint de la rêverie symboliste. De son Quintette à clavier op.5 (1913) n'est entendu cette après-midi que le premier de ses trois mouvements, Lent, déjà particulièrement développé (vingt minutes environ) l'œuvre au total atteignant des dimensions colossales (près de cinquante minutes, un peu à l'image du Quintette op. 51 de Florent Schmitt, de six ans antérieurs ) – au prix d'une certaine dilution du propos dans les mouvements non entendus ce jour. Si par sa forme cyclique et sa solidité de construction elle évoque l'influence franckiste, son atmosphère lascive de serres chaudes la rapproche fortement d'un Ernest Chausson (et plus celui du Quatuor à clavier op.30 que du Concert op.21), le tout pimenté par une écriture harmonique péri-debussyste dérivée de la gamme par ton et utilisée à profusion. Cette œuvre illustre parfaitement la distance prise par cette génération de compositeurs avec toute virtuosité ostentatoire, au profit du récit intérieur et d'une stimmung fin-de-siècle : l'interprétation touche au sublime au sens philosophique du terme, et on ne peut qu'admirer le jeu à la fois puissant et délicat de Jean-Claude Vanden Eynden (qui jadis grava au disque l'œuvre dans son intégralité avec feu l'ensemble César Franck), rendant pleinement justice à l'écriture à la fois touffue et si expressive de ce singulier mouvement – déjà œuvre en soi !
Ce choix final confirme, s'il le fallait, la justesse du propos de ce dernier concert du bref festival : l'école belge de ce tournant de siècle était un creuset d'échanges, d'influences croisées et d'une richesse injustement oubliée.










