Nicolas Stavy enregistre les ombres terrifiantes de Schnittke
Le premier volume d'une nouvelle intégrale de l'œuvre de Schnittke par le pianiste français Nicolas Stavy est une incontestable réussite.
Il serait bien téméraire de vouloir classer l'œuvre d'Alfred Schnittke dans une esthétique déterminée. En effet, l'écriture est éclectique, assimilatrice de styles hors de toutes frontières et époques, “polystylistique” selon le terme employé par le compositeur lui-même. Bien que sa pensée musicale soit à l'origine germanique, mais aussi teintée des cultures juives et russes, on y trouve pêle-mêle autant de filiations et d'hommages à Prokofiev, Chostakovitch et Bruckner, comme des liens avec le langage sériel, les écoles hongroises de Bartók, polonaises de Lutoslawski… Le tempérament néoclassique pour le pastiche croise ainsi la symphonie postromantique !
Il en va de même pour le piano. En effet, si la musique symphonique, chambriste et concertante de Schnittke est assez bien représentée au disque, l'œuvre pour le clavier n'est que rarement programmée en concert. Elle déroute par l'évolution des esthétiques, si inclassable chez ce musicien qui préférait ses origines baltes et allemandes à son enfermement russe.
A l'écoute du piano de Schnittke, la dimension “lyrique” de l'écriture s'impose. Le post-romantisme – celui des Rachmaninov et Scriabine – arpente parfois ses pièces. Celui-ci n'a rien de régressif dans sa production tout simplement parce que Schnittke (à l'instar de Stravinsky) ne conçut pas l'évolution de la musique dans une dimension historicisante, au contraire de l'avant-garde européenne née après Seconde Guerre mondiale. Schnittke fut aussi un adepte du silence, d'une réclusion d'autant plus bouleversante lorsqu'il sentit sa propre fin approcher et se réfugia dans la foi.
Nicolas Stavy apprécie d'autant plus ces deux dimensions – lyrisme et singularité du silence en musique – que sa démarche en tant qu'interprète l'a amené vers une approche plus symphonique du piano. En effet, il a abordé aussi bien l'univers des transcriptions de Mahler et de Chostakovitch, que la musique de Tishchenko et les esthétiques les plus éloignées entre elles, allant de Fauré à Brahms. Le portrait en musique qu'il offre de Schnittke s'inscrit dans une démarche en forme de mosaïque, associant des partitions composées entre 1953 et1990.
La Sonate n°2 paraît proche d'une atmosphère post-romantique au sens de la Seconde Ecole viennoise et comme teintée d'inspirations nordiques contemporaines aussi bien de Nordgren, Valen et Saeverud. Elle suggère l'esprit de la ballade, bien que le cadre soit beethovénien et se développe à la manière d'un choral avec variations. L'esprit classique, l'hommage au clavier de Bach est envisagé jusque dans les ricanements d'accords de secondes dans le finale. L'ironie mordante – caractéristique commune avec la figure majeure de Chostakovitch – crée aussi une passerelle avec la percussivité beethovénienne.
En miroir, les Cinq préludes et fugue (1954) oscillent entre Rachmaninov, Scriabine et parfois Prokofiev quand Prélude et fugue (1963) répond à la provocation sérielle occidentale dans l'URSS de l'intraitable Union des Compositeurs. Ce que l'on nomme la dimension polystylistique de l'écriture de Schnittke paraît alors illusoire. En effet, Nicolas Stavy restitue le troisième élément de cette musique – après le lyrisme et le silence – qui est une expression de la douleur sous toutes ses formes. Schnittke a beau dissimuler ses sentiments derrière une énergie parfois volcanique, il revient sa cesse à la mélodie dont le quatrième des Cinq Préludes et fugue est un exemple frappant.
Les Petites pièces pour piano suivent, quant à elles, une tradition didactique et minimaliste, entre Kabalevsky, Martinů et Bartók. Schnittke devient un coloriste calculant à la seconde près comme dans ses nombreuses musiques de films. Il nous propose une série de haïkus aussi touchants que sans objet.
Les pièces les plus célèbres demeurent les Cinq Aphorismes gravés, entre autres par Boris Berman, Anna Gourari, Peter Martin, Denys Prosjayev et Simon Smith… Il s'agit de la création d'une langue sans paroles, aux frontières de l'indicible. Nicolas Stavy “investit” cette musique avec une évidente passion, bénéficiant d'une prise de son chaude et analytique à la fois.
Ce premier volume annonce une intégrale remarquable, le pendant à la référence de Boris Berman (Chandos) gravée il y a presque trente ans.
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