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Springsteen : Deliver Me From Nowhere, l’homme qui ne pouvait être celui qu’il faisait semblant d’être 

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Springsteen : Deliver Me From Nowhere. Un film de Scott Cooper. Scénario : Scott Cooper d’après le livre de Warren Zanes Deliver Me From Nowhere. Musique : Jeremy Fraites et chansons de Bruce Springsteen. Avec : Jeremy Allen White, Jeremy Strong, Stephen Graham, Odessa Young, Gaby Hoffman, Paul Walter Hauser, Marc Maron, David Krumholtz. Distribution : The Walt Disney Company. Sortie le 22 octobre 2025. Format : 2,39. Durée : 114:00

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Mais pourquoi le cinéma américain est-il victime d'un complexe d'infériorité dès lors qu'il s'agit d'immortaliser des chanteurs de légende? Après Bob Dylan par James Mangold, voici par

Une génération les sépare mais tous deux sont encore sont bien vivants : Dylan n'a pas mis un terme à son bien nommé Never Ending Tour entamé en 1998, Springsteen vient de mettre un terme à sa tournée européenne Land of Hopes and Dreams, et les sorties de disques de l'un comme de l'autre, alimentent régulièrement les colonnes de la presse spécialisée.

Penché sur ces deux légendes vivantes, le cinéma, plutôt que d'embrasser l'inembrassable, a fait choix de se concentrer sur des moments charnières de carrières à la longévité stupéfiante : pour le Rimbaud du rock, le passage de l'acoustique à l'électrique en 1961 ; pour le « Boss », pile l'inverse en 1982.

En 1982, sortait du succès de son cinquième (et double) album The River et s'apprêtait au triomphe planétaire du suivant : Born in the USA. Une voie de lumière toute tracée qui bifurqua, au grand dam de CBS, pour un chemin de traverse intitulé Nebraska. Celui que le critique Jon Landau avait intronisé dès son deuxième album en “Futur du Rockn'roll” y délaissait sans crier gare son E Street Band et les grands studios au profit de la seule guitare dans l'intimité de sa cuisine. C'est là qu'il enregistra, de surcroît sur un matériel de fortune (un magnétophone à cassettes, une pédale Echoplex), les dix titres d'un album “peuplé d'âmes perdues à la recherche d'une raison de croire” qui prit tout le monde de court. Que s'était-il passé ? raconte…

Le cinéma américain est friand de traumas enfantin. On était loin d'imaginer, à La Courneuve, ce jour d'été 85, que le Boss, dont l'hallucinante énergie, la musculature toute neuve de ses 38 ans et le répertoire d'acier électrisèrent quatre heures durant une foule de 60 000 spectateurs, se débattait, comme nombre d'êtres humains, avec un-passé-qui-ne-passait-pas. Un passé qui allait le conduire à l'orée de ses 60 ans à une vraie dépression. Un passé résumé à un des deux premiers mots que tout être humain prononce : papa.

De ces hommes taiseux, et parfois violents, comme il en fut tant, le père du Boss, qui ne pouvait pas davantage communiquer avec sa progéniture (il attendait de son fils qu'il soit “l'ami viril” dont il rêvait) qu'avec son entourage, fut diagnostiqué “schizophrénique de type paranoïde”. Le père trouva refuge dans l'alcool. Le fils dans la musique. L'album Nebraska est la bande-son de ce “festival des idées noires” de l'un et de l'autre. Le film est le cahier de photos d'un aller/retour entre enfance (un noir et blanc sans surprise) et âge adulte, tourné sur les lieux du crime (le New Jersey). La colonne vertébrale de Springsteen : Deliver Me From Nowhere est un livre de Warren Zanes dont le titre Deliver Me From Nowhere (une phrase chantée dans Nebraska) provient d'un des cinquante-deux chapitres de Born to run, l'autobiographie sans fard parue en 2016 qu'un Springsteen âgé de 67 ans mit sept années à écrire.

Contrairement à Timothée Chalamet en Dylan, Jeremy Allen White en Springsteen, bien qu'adoubé par Patti, la compagne du chanteur, qui reconnaît en l'acteur le Bruce qu'elle a rencontré il y a maintenant quelques décennies, est physiquement une pâle esquisse cinématographique de son flamboyant modèle auquel, mi-Dustin Hoffman mi-Josh O'Connor il ressemble surtout… de dos. Vocalement en revanche, la prestation de l'acteur américain est bluffante à un point tel que l'on déconseille toute velléité de pari relatif à une supposée présence vocale de Springsteen lui-même dans le film. Autre remarquable performance : c'est aussi Allen White qui, après des mois de travail, s'empare de la guitare du Boss.

Le très acoustique Nebraska se taille la part du lion de la bande originale, laquelle donne aussi une idée du disque que Springsteen composait en même temps : le rutilant Born in the USA. La belle occasion pour Cooper de faire entendre dans sa quasi-intégralité I'm on fire, assurément un des plus beaux titres sortis de la plume du chanteur. Le répertoire springsteenien alterne également avec une bien mélancolique partition de , basée sur l'instrumentarium du film de Terence Malick qui fut une des sources d'inspiration de Nebraska : La Ballade sauvage.

Qu'ils s'attachent aux santiags d'un chanteur fictif (son premier film Crazy Heart) ou à celles d'une star planétaire bien réelle, les films de Cooper brillent par leur banalité stylistique. Même si on lui sait gré, pour Springsteen : Deliver Me From Nowhere, d'avoir fui l'hagiographie, on passe un bon moment à déplorer, au fil de ce cinémascope désespérément lisse, un énième solide travail d'artisan alors que l'on rêvait de s'enthousiasmer pour une œuvre de cinéma appelée à faire date. L'album de Springsteen se démarquait de l'industrie discographique : une démarche dont Cooper, fan du chanteur (et vice-versa) aurait bien avisé de s'inspirer.

Tout en maugréant, on se laisse néanmoins toucher, plus que par la façon dont il nous le raconte, par ce que Cooper (auquel Springsteen a confié moult anecdotes inédites) raconte de la fabrique de Nebraska envers et contre sa maison de disque, avec l'appui indéfectible de Jon Landau. Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas être sensible à l'histoire de monsieur-tout-le-monde vécue par un artiste parmi les plus en vue, chantre proclamé des sans-grade (même si sa dernière livraison discographique est proposée à un prix somptuaire), et dont les actuelles prises de position dans l'actuelle Amérique sont suivies comme des oracles. Un homme hanté par la réconciliation, occupé à montrer sur scène à son propre père l'homme qu'il aurait tant voulu que ce dernier devînt, et qui se voit reprocher par sa petite amie de l'époque de ne pas être l'homme qu'il fait semblant d'être !

Après avoir autorisé et veillé sur son avènement, Bruce et Jon ont, dit-on, déjà validé Springsteen : Deliver Me From Nowhere. De ce côté-ci de l'Atlantique, on ne sera pas aussi prompt.

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Springsteen : Deliver Me From Nowhere. Un film de Scott Cooper. Scénario : Scott Cooper d’après le livre de Warren Zanes Deliver Me From Nowhere. Musique : Jeremy Fraites et chansons de Bruce Springsteen. Avec : Jeremy Allen White, Jeremy Strong, Stephen Graham, Odessa Young, Gaby Hoffman, Paul Walter Hauser, Marc Maron, David Krumholtz. Distribution : The Walt Disney Company. Sortie le 22 octobre 2025. Format : 2,39. Durée : 114:00

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