Fanny Hensel-Mendelssohn Bartholdy, dans l’ombre de son frère
Ce 14 novembre, ResMusica fête les 220 ans de Fanny Hensel-Mendelssohn Bartholdy. L'occasion pour cette compositrice virtuose de se placer au premier plan sur la photo de famille !
Dans la famille d'Abraham Mendelssohn venue de Hambourg à Berlin en 1810, les enfants sont éduqués par des précepteurs de prestige dans les langues, les sciences, la religion et le dessin (dont profite surtout Felix), à part leur enseignement du violon et du piano, sans parler de la composition dispensée par C.F. Zelter. Fanny, née en 1805, et Felix, né en 1809, se divertissent en comparant leurs premières compositions : on commence une pièce et en cours de route on échange les feuillets pour finir celle de l'autre. Leur style se ressemble à tel point que sur le plan du piano, les deux idiomes ne se laisse guère distinguer.
Quant à se produire comme pianiste en public, Fanny ne se morfond point de voir son petit frère de 10 ans jouer sur scène, sachant que pour elle, bien que virtuose plus avancée, la musique reste du domaine privé, tel le dictum ‘bienveillant' de son père : « Pour Félix la musique sera probablement sa vocation, tandis que pour toi elle ne sera qu'un ornement, mais jamais le fondement de ton être et de ton agir. » La culture humaniste et musicale en famille se développe d'ailleurs à l'ombre d'un antisémitisme ambiant, si bien qu'un jour les parents ont opté pour la conversion luthérienne.
En 1822, la famille part pour un voyage de plusieurs mois en Suisse où la fille de 17 ans ne cesse de s'extasier face aux panoramas alpins et aux sites lacustres. Arrivée au seuil de l'Italie, elle attrape le virus de cette fameuse ‘nostalgie italienne' déclenchée par le livre de Goethe récemment publié (Italienische Reise). Un des points tournants de 1821-1822 est la rencontre du peintre Wilhelm Hensel lors d'une exposition de ses tableaux : une impasse aux yeux de la mère Lea. L'homme serait trop âgé (28 ans) et, par-dessus le marché, caresserait l'idée de se convertir au catholicisme ! Ayant obtenu une bourse d'études, Hensel séjournera d'abord à Rome pour quelques années: problème ajourné ! On se jure la fidélité et Fanny se lance dans les programmes des « Musiques de dimanche » initiées par son père. Le répertoire de ces concerts privés est dominé par J.S. Bach, mais on y joue aussi du Mozart du Gluck, du Beethoven et les œuvres des deux Mendelssohn. Fanny (piano et direction), Felix (piano, violon et direction) et Paul (violoncelle) réunissent autour d'eux des musiciens berlinois pour offrir aux invités des programmes variés.
Quant aux œuvres de Fanny (environ 450) il s'agit initialement d'une série de Lieder avec accompagnement du piano sur les poèmes de Goethe, de Heine et d'autres poètes romantiques. On y diagnostique du premier coup d'œil son intention de s'offrir comme pianiste un podium pour le jeu perlé aux arpèges, comme par exemple dans cette Barcarolle op. 1 no. 6 :

Pendant que Felix âgé de 13 ans, se penche sur son Premier concerto pour piano en la mineur et son Premier quatuor pour piano et cordes op. 1, sa sœur Fanny finit de son côté un Quatuor avec piano qui ressemble au millimètre près à celui de son frère composé en même temps : qui a inspiré qui ? Les montagnes russes de ces gammes et arpèges qui déferlent à l'octave dominent les mouvements rapides dans les deux quatuors, où les trois cordes ont tout juste droit à des noires, voire des blanches pour préserver le rythme et pour instaurer la charpente harmonique :

passage du 1er mouvement du quatuor de Fanny
A part les quatre accords initiaux pilonnés avec vigueur par tous les partenaires, le premier mouvement du quatuor de Fanny déroule le tapis rouge pour le piano avec son enchaînement de doubles croches qui se propagent tout au long de la portée, et le choix du la bémol majeur, peu convivial pour les cordes mais un cadeau pour la pianiste. Après un Larghetto à caractère dansant et un Menuet peu inspiré, les bourrasques des gammes au piano reprennent de plus belle dans le 12/8 du Presto final.
Les leçons de Zelter, basées en majorité sur les œuvres de Bach, permettent à Fanny de progresser à vue d'œil, du moins selon les lettres de Zelter adressées à Goethe. En même temps, Fanny et Felix se confient au pianiste Ignaz Moscheles, de passage à Berlin en 1824, qui ne retient pas son admiration pour Fanny : « …elle aussi infiniment douée, joue par cœur des fugues et des passacailles de Bach avec une précision admirable. » L'emménagement des Mendelssohn dans une vaste demeure au no. 3 de la Leipzigerstrasse en 1825 (aujourd'hui le siège du Bundesrat) ouvre de nouvelles perspectives : L'immeuble dispose d'un parc avec son « Gartenhaus » qui peut accueillir jusqu'à 150 auditeurs. Fanny et Felix y poursuivent la tradition des « Musiques de dimanche » aussi pendant la saison hivernale (au chauffage insuffisant: on s'y accommode tout en grelottant !), et en été les rangs du public s'étendent jusqu'aux allées du parc. On compte jusqu'à 300 personnes venues écouter l'oratorio Paulus de Felix en 1837. Ce public se compose d'une part du réseau familial élargi et des notoriétés académiques d'autre part. On y voit surgir par exemple les deux géants de l'esprit allemand : Alexander von Humboldt et G.W.F. Hegel, mais aussi Rahel Varnhagen ou le poète Heinrich Heine, sans parler des musiciens cotés comme Ignaz Moscheles.

Le pavillon du jardin
L'atmosphère dans ce pavillon est imprégnée d'humour et on s'amuse à publier un périodique nommé « Gartenzeitung », une feuille pleine d'anecdotes, de poèmes et de dessins. Ce nouveau décor inspire à Félix son fameux Octuor pour cordes op. 20 ainsi que l'ouverture du Songe d'une nuit d'été, pendant que Fanny se permet d'aller écouter les cours de philosophie donnés par Hegel, un geste à attribuer à l'émancipation progressive de la femme dans le monde académique, mais la gent féminine n'y est admise que comme auditrices libres.
Un jour Fanny s'amuse à taquiner son frère Paul en lui dédiant son Capriccio dont la partie du violoncelle ressemble à la portée des violoncelles tutti dans une symphonie : des notes alignées en profondeur et d'un niveau élémentaire, parsemées toutefois de quelques ascensions succulentes mais périlleuses dans les aigus, le tout dans un la bémol majeur – quel supplice ! Autant composer en si majeur pour un cor ! La pianiste, par contre, s'accorde un festin avec ses cabrioles destinées à mettre le partenaire à l'ombre.
Les activités des « Musiques de dimanche » s'intensifient, malgré les absences de Felix souvent en tournée. Curieuse des aventures de son frère à l'étranger, Fanny lui demande tous les détails dans ses lettres, tout en soulignant les inconvénients de sa réclusion à Berlin, mais elle compose sans discontinuer : mélodies, lieder, pièces pour piano, même des cantates (Job, Les morts du choléra de 1831). Quant à l'œuvre pour piano, il y a lieu de retenir les deux sonates en do mineur et en sol mineur, mais avant tout le cycle intitulé L'Année (Das Jahr), 12 pièces à programme inspirées de la nature changeante au cours des 12 mois ; un clin d'œil aux Quatre Saisons de Vivaldi ou à celles de Haydn ? Après l'allure éléphantesque des pas dans la neige profonde, suivie du scintillement cristallin de la réverbération du soleil et puis d'arpèges sauvages pour la bourrasque de flocons dans Janvier, le caractère ‘saltando' de Février figure une agitation carnavalesque par la course époustouflante d'un 6/8 qui, par une joyeuse gambade, se mue en une trépidation fracassante aux octaves de tonnerre. Le printemps (Mars) s'annonce par une pièce du genre « Lied ohne Worte » de Felix, très chantant, qui débouche sur les variations sur le choral de Pâques « Christ ist erstanden » (le Christ est ressuscité). La suite de ce cycle embrasse toutes les émotions que suscitent les saisons, de l'amabilité des chansons printanières (Avril/Mai) aux sérénades du soir (Juin/Juillet) et aux marches et danses aux arpèges tourbillonnants (août), de la barcarolle au bord de la rivière (Septembre) au pétillement des doubles croches aiguës qui préparent le terrain pour le choral de la nativité « Vom Himmel hoch… » (du haut des cieux…) avec ses variations (Décembre). Dans ces douze morceaux, nous rencontrons fréquemment l'enchaînement d'accords diminués dans un passage de transition comme par exemple dans Avril :
Quant à l'articulation, nous avons d'une part le jeu perlé des arpèges typiquement mendelssohniens, d'autre part des enchaînements d'accords pilonnés ou d'octaves martelées non loin de Schubert.
Et qu'en est-il du quatuor à cordes, la pièce de résistance de tout compositeur après Haydn ? Fanny s'y lance en 1834, une entreprise qui semble cependant lui donner du mal. Le grand jet ne veut pas lui réussir, ce que Felix le lui fait gentiment comprendre dans une lettre. Son quatuor reste un amalgame quelque peu hétéroclite de pièces éparses : L'Adagio introductif avec une cellule thématique du genre ‘prière' est suivi d'une danse aux pieds légers d'un 6/8 (Allegretto) où, au cours de la fugue trépidante (qui rappelle la finale de l'octuor de Felix), le violoncelle est propulsé sur ses doubles croches dans le grave de sa tessiture. La Romance suivante s'annonce par des fragments mélodiques charmants, tout en se perdant par la suite dans un déroulé mécanique. Quant à l'Allegro molto vivace (12/16) le discours allègre reprend le dessus, dominé par un engrenage de gammes à l'unisson, escalades ou dégringolades se relayant entre les registres et au-dessus desquelles plane toutefois une atmosphère joyeuse, suscitée par les cantilènes du premier violon.
Si les prouesses pianistiques de Fanny ne dépassent pas le périmètre de la Leipzigerstrasse 3, la bonne société lui occasionne une seule entrée sur scène en salle de concert : avec le Premier concerto pour piano en sol mineur de Felix dans un concert de bienfaisance en 1838 ; la ‘bonne cause' étant la seule légitimité pour la musicienne de se produire en public. Dans la lettre du lendemain à son frère elle parle d'un « concert ignoble, voire horrible », vu la salade mixte du programme et le dilettantisme des autres musiciens.
L'année 1839 va enfin combler son vieux désir d'un voyage en Italie, un séjour d'une année avec son mari et leur enfant. A Vérone, Rome et Naples, elle fait preuve de solides connaissances sur l'antiquité et son bonheur ne connaît pas de limites : « Je suis incapable d'exprimer mon bonheur indescriptible, je me retrouve dans un état d'âme toujours euphorique… » A Rome, on s'amuse royalement avec Charles Gounod, boursier du Prix de Rome à la Villa Médicis et avec le couple Viardot en voyage de noces.
Un des derniers triomphes de la compositrice est certainement une œuvre terminée au printemps 1847, son Trio en ré mineur op. 11 créé en février. La critique y voit de nombreuses références aux trios de la même tonalité de son frère et de Robert Schumann, en partie aussi aux symphonies de Beethoven (surtout la Septième). Les élans d'exubérance du premier ou du quatrième mouvement ne sont que l'encadrement d'un Lied placé au centre qui figure comme noyau thématique de tout le trio, avant que la giboulée d'arpèges vertigineux caractérisent la finale comme ‘pièce de concert' pour le piano escorté des deux instruments à cordes.

Fanny Hensel-Mendelssohn est au faîte de sa carrière comme animatrice des ‘Musiques de dimanche' où elle s'est profilée comme pianiste, comme compositrice et même à la baguette. Le 14 mai 1847, elle dirige, installée au piano, une répétition de La Nuit de Walpurgis de Felix. Selon d'autres sources, il s'agirait d'une propre composition sur « Faust » de Goethe. Un engourdissement passager dans les mains est suivi d'une attaque cérébrale qui va la terrasser au bout de quelques heures. Séjournant à l'étranger, Felix est comme abattu par la nouvelle. Le requiem pour sa sœur : son Sixième quatuor en fa mineur, une œuvre pénétrée de deuil et de rage. Il mourra six mois plus tard à l'âge de 38 ans.
S O U R C E S
TILLARD Françoise, Fanny Hensel née Mendelssohn Bartholdy, éd. Symétrie, Lyon, 2007
SCHLEUNING Peter, Fanny Hensel geb. Mendelssohn, Böhlau Verlag, Köln-Weimar-Wien, 2007
DERADO Thea, Fanny Mendelssohn Hensel – aus dem Schatten des Bruders, Verlag E. Kaufmann, Lahr, 2005
BICK Martina, Musikerinnen in der Familie Mendelssohn, Hentrich Verlag, Berlin, 2017
DISCOGRAPHIE
Gondellied: Ran Lao (soprano) + Micaela Gelius (piano) – extrait de Fanny Hensel, Lieder (CD arte nova classics – youtube/audio)
Quatuor pour piano et cordes + Trio op. 11 : Kaleidoscope Chamber Collective (CD Chandos 2021 – youtube/audio) – plusieurs films du trio
Capriccio : Penelope Lynex (violoncelle) + Alexander Wells (piano), CD (LIR Classics – youtube/audio) – Das Jahr (L'Année) : Anna Kienast (youtube/audio) – Lauma Skride (CD Sony 2007 – youtube/audio) – Laurence Manning (youtube 2018 Montreal/film)
Quatuor à cordes : Quatuor Selini (youtube 2022 Meran/film) – Quatuor Hadelich (youtube 2023 au Canada/film) – Quatuor Nadelman (youtube 2021/film) – Quatuor Fanny Mendelssohn (youtube 2022/audio avec partition synchronisée)









