Mozart/Schubert par le Fine Arts Quartet : une réédition instructive… mais dépassée ?
En 1986, les membres du Fine Arts Quartet de Chicago fixaient pour le label Lodia leur interprétation des deux des plus célèbres quatuors à cordes « à titre » du répertoire : les Dissonances de Mozart, et La Jeune Fille et la Mort de Schubert. Cette intéressante réédition proposée par Le Palais des Dégustateurs permet de remettre en perspective l'évolution des canons d'interprétation de ces classiques viennois, non sans quelques surprises.
Dès 1946, le violoniste Leonard Sorkin et le violoncelliste George Sopkin, membres du Chicago SymphonyOrchestra, après quelques galops d'essais dans l'immédiat avant-guerre, lançaient véritablement le projet du Fine Arts Quartet, vite soutenu par l'American Broadcasting Company et diverses universités américaines. Près de quatre-vingts ans plus tard, si les membres fondateurs sont évidemment tous décédés, les deux pupitres de violons, tenus par Ralph Evans et Efim Bolco, sont restés remarquablement stables depuis quatre décennies. Le quatuor alignait donc pour ces sessions londoniennes de 1986 – captées par le label Lodia de Carlos Païta – sa formation « standard » avec le concours de Jerry Lorner à l'alto (1980–2000) et de Wolfgang Laufer au violoncelle (1979–2011).
Par son histoire, la richesse et l'étendue de son répertoire (plus de deux cents œuvres enregistrées), le Fine Arts Quartet est, avec le Quatuor Juilliard, l'archétype même du quatuor américain, transgénérationnel avec un fort potentiel de transmission dû au « tuilage » successif de ses membres – à l'opposé des Guarneri, Vermeer, Cleveland et autres Emerson, tous brutalement dissous.
Le Palais des Dégustateurs poursuit avec eux son exploration du catalogue Lodia par cette publication instructive, mais stylistiquement parfois un peu datée.
L'interprétation du célébrissime Quatuor en ut majeur K.V. 465 de Mozart apparaîtra par certains aspects assez compassée : on note une prédominance du premier violon, au vibrato un soupçon envahissant, doublée d'un relatif retrait des voix internes au sein des écheveaux polyphoniques les plus denses (en particulier de l'alto, auquel tenait tellement Wolfgang, pourtant). À l‘Adagio introductif marqué d'un certain alanguissement dans sa réserve, s'enchaîne un Allegro – donné sans aucune reprise ni de l'exposition ni du développement – d'une approche assez académique. Certes, la sévérité et la sécheresse du remake des Juilliard (Sony, 1977) sont évitées, mais les Emerson (DGG), pour nous cantonner aux formations américaines, alignent bien mieux cette alternance d'ombres et de lumières. Le névralgique Andante cantabile manque d'hédonisme ou d'étagement des plans sonores, sans ces murmures confidentiels si essentiels. Le Menuetto n'a pas cette effronterie bonhomme, cette Gemütlichkeit viennoise attendue. Seul le final allegro molto, bien enlevé et très habile dans la gestion du rapide jeu dialogique, est davantage oxygéné et s'avère sans doute le mouvement le mieux venu des quatre.
Si notre confrère Stéphane Friéderich voit dans son passionnant texte de présentation, au gré de cette interprétation, l'émotion de Haydn découvrant la partition et la dédicace de son cadet, nous retrouvons davantage cet esprit d'émulation chez les Alban Berg première manière (Warner, 1978). Et surtout, la révolution de palais – tant historiquement informée (Quatuor Mosaïques -Astrée à rééditer d'urgence, ou Chiaroscuro Quartet- Aparte) que moderne (Belcea -Warner) – qui, tous trois, respectent toutes les reprises, nous semble, par l'exploration très creusée des ressorts du discours mozartien, retrouver bien davantage l'aspect novateur de l'écriture et la fraîcheur architecturale de ce génial opus.
Le quatuor La Jeune Fille et la Mort (D. 810) de Schubert s'avère globalement mieux venu. Les Fine Arts y affichent une belle volonté de plénitude sonore avec une implication virtuose et une urgence dramatique exemplaire au gré des deux derniers mouvements : un scherzo sévère et sardonique, et un presto final démoniquement idéal, haletante course vers l'abîme. Mais l'allegro liminaire est entaché de choix agogiques discutables : nous peinons à comprendre l'agencement interprétatif de ce mouvement soumis ici à des ruptures de tempi incessantes et à des rallentandi intempestifs. Cet abus de pathos rompt l'urgence tragique attendue dans cette confrontation avec la fatalité : la coda soudainement s'étire et s'émousse incompréhensiblement. Et émettons derechef quelques réserves sur le style et le vibrato (de 5'20 » à 5'40 ») par trop ostentatoire, et la sonorité un rien engorgée de Ralph Evans. L'Andante con moto à variations s'avère très instable dans son voltage et inégal dans sa réalisation : le choral liminaire est joué avec une sobriété louable, mais tout se gâte dès la première variation, par le tempo un rien trop enlevé et surtout l'inutile sophistication de jeu, très gourmé, du premier violon, loin de la sobriété d'un Günter Pichler (Alban Berg, version princeps de 1985, Warner). Le violoncelle de Wolfgang Laufer, pour la variation suivante, s'avère impérial, d'une probité fervente et d'une parfaite justesse expressive. Il manque toutefois la résonance tragique et l'abandon presque halluciné au tutti de la variation 3, et le pénultième épisode par son étiolement et la dilatation de son tempo, est aux frontières de la minauderie. Enfin, l'ultime épisode voit son climax d'intensité bien mené, mais toute la coda s'étiole de nouveau par un étirement du tempo pour le moins discutable et d'un pathétisme transi.
Cette version hybride ne peut faire oublier les gravures historiques des Busch (Warner) ou de l'Hollywood String Quartet (Testament), ni plus près de nous, outre les Alban berg première manière déjà cités et exemplaires de ferveur viennoise, l'engagement métaphysique des Artemis, la sobriété tragique des Belcea, (tous trois chez Warner) ou la perfection glaçante des Takács, dernière manière (Hyperion), sans oublier les ensembles français actuels (Hermès – La Dolce Volta, Modigliani – Mirare), factuellement excellents par la fièvre instillée à la partition.
En conclusion, voilà une réédition certes instructive et un témoignage précieux de l'histoire du Fine Arts Quartet, mais, à notre sens, des interprétations suscitant d'assez sérieuses réserves, donc appelées à dater plus qu'à faire date au sein de la pléthorique discographie de ces deux chefs-d'œuvre.









