Les visions croisées de Ligeti et Bruckner par Salonen et l’Orchestre de Paris
Après un flamboyant premier concert invitant la pianiste Yuja Wang, Esa-Pekka Salonen retrouve l'Orchestre de Paris pour une soirée imprégnée de mysticisme où la Symphonie n°4 de Bruckner côtoie le Requiem de Ligeti.

À l'ombre de la mort
L'œuvre du maître hongrois est rarement à l'affiche, déployant un large effectif comptant le grand orchestre (vents par 3) avec clarinette basse et contrebasse, contrebasson, clavecin et célesta, aux côtés de deux chœurs mixtes (celui de l'Orchestre de Paris et le New London Chamber Choir) ainsi que deux solistes (soprano et mezzo). Ligeti n'a retenu que partiellement le texte liturgique latin, n'abordant que les trois premières parties, Introïtus, Kyrie et Dies irae. Il traite à part, et sans les chœurs, le Lacrimosa, dernier verset du Dies Irae sur lequel s'achève cette réflexion sur la mort. Le compositeur y reviendra l'année suivante avec la composition de Lux Aeterna (1966) pour 16 voix solistes, neuvième partie de la messe des morts. L'écriture, tant chorale qu'instrumentale, du Requiem relève pour une bonne part de son nouveau style inauguré dans les pages d'orchestre d'Atmosphère ou de Volumina, une écriture qui neutralise les hauteurs et les rythmes au profit du timbre, de la texture et des dynamiques.

Émergeant à peine du silence, c'est le murmure des voix graves qui nous parvient dans l'Introïtus avant le lent déploiement du spectre vocal qu'infiltrent les sonorités instrumentales dans une ambiguïté des sources sonores recherchée par le compositeur ; dans le Kyrie, les voix sont le plus souvent gouvernées par la technique du canon qui divise les pupitres à l'extrême. Elles entretiennent un flux sonore continu : nuage de sons qui brouille les paroles et dont l'intensité fluctue jusqu'à la clameur fortissimo du double chœur. Le Dies Irae déclenche une hystérie collective, page très théâtrale qui anticipe l'écriture du Grand Macabre, le seul opéra de Ligeti. Les voix solistes encore peu entendues se désarticulent sur des intervalles vertigineux, portant la voix de soprano – impressionnante Jennifer France – aux limites aiguës de ses possibilités. La mezzo-soprano finlandaise Virpi Räisänen, rompue à toutes les excentricités ligetiennes, n'est pas en reste, tout à la fois exaltée et au plus près des mots. Mettant à l'œuvre la polyphonie dense et complexe du grand chœur, le long texte de la Séquence est tour à tour scandé, morcelé, hurlé par les voix que doublent et relayent les instruments dans des interventions presque violentes qui strient l'espace sonore. La performance des deux phalanges chorales préparées par leur chef Richard Wilberforce et Bertie Baigent, impressionne au côté d'un Orchestre de Paris en grande forme.
Mais la concision chez Ligeti est extrême. Le Dies irae coupe court et les chœurs se taisent, l'œuvre s'achevant dans l'épure du Lacrimosa (« jour de larmes que ce jour-là ») introduit dans la clarté des deux piccolos. Revient le temps long et suspendu du début ; l'orchestre est a minima, donnant à entendre les sonorités glaçantes du clavecin ; les voix très pures des deux solistes s'unissent dans un lamento à fleur d'émotion où semble s'exprimer en une fraction de minute toutes les plaintes du monde.
En parfait connaisseur de la partition – format XXL sur le pupitre –, Esa-Pekka Salonen a le geste sobre, la baguette ferme autant que précise, galvanisant les forces en présence avec une finesse et une autorité qui font merveille.
Vers la lumière
Mystique, Bruckner l'est également, qui fait de sa Symphonie n°4 en mi bémol majeur, dite « Romantique » (1874), un chant de louange à l'adresse du Seigneur. La plus populaire avec la Septième, la Quatrième jouée en seconde partie de concert est sans doute aussi la plus lumineuse. L'orchestre s'est allégé (les bois par deux) réduisant le pupitre des percussions au seul timbalier (Javier Azanza Ribes) qui nous fait apprécier ce soir, sur la durée des quatre mouvements, la précision au cordeau de ses interventions et le rôle essentiel joué par l'instrument dans les transitions subtiles (roulement à découvert) autant que dans les relances énergétiques et les ponctuations musclées.
C'est dire la transparence obtenue par le chef, partition à l'appui toujours, laissant le son librement s'épancher dans un premier mouvement soigneusement architecturé, balançant entre polyphonie chambriste et embrasement cuivré de l'espace. Le deuxième mouvement n'est pas la partie lente attendue mais un Andante quasi allegro où chante le pupitre d'altos. L'écriture fait la part belle aux bois solistes et aux cors qui introduisaient déjà la symphonie. C'est une marche au ton élégiaque, qui a peut-être valu à la « Bruckner 4 » son qualificatif de romantique… Les cors sont à la fête, auxquels répondent les trompettes hautes, dans le célèbre scherzo aux allures cinétiques dont se délectent autant l'auditoire que les pupitres de l'orchestre mis en valeur à chaque reprise, même si le cor solo doit redoubler de vigilance dans son rôle de meneur. Sous la baguette magnétique de Salonen, la fanfare très en verve de l'Orchestre de Paris n'enregistre aucune défaillance ! L'orchestre est chauffé à blanc pour un finale radieux, trouvant dès le début du mouvement le souffle symphonique d'un Bruckner visionnaire et inspiré, nourrissant ses développements d'une foule d'idées mélodiques. L'acmé sonore des dernières minutes fait courir le frisson dans les rangs du public.
Crédit photographique : © Camera Lucida
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Excellent concert. Brass excelled a la Chicago.!