Chopin-Lazkano : échos et correspondances
L'entreprise est délicate mais fort bien menée, qui consiste à faire cohabiter deux univers sonores dont l'un, celui de Ramon Lazkano, serait le reflet de l'autre, les 24 Préludes de Chopin.

Pour ce faire, le compositeur Ramon Lazkano a écrit 19 Préludes pour huit instruments (épatant Ensemble Cairn dirigé par son chef Guillaume Bourgogne) qu'il entrelace avec ceux de Chopin (joués par Maroussia Gentet) selon une libre alternance et un soin des « coutures », usant parfois de fondus-enchaînés ou misant sur les ruptures de ton. Ainsi le premier Prélude de Lazkano empiète-t-il sur les dernières mesures de son aîné (1), réamorçant le même geste rotatoire et ascendant dans une texture instrumentale qui fait basculer l'écoute dans un autre monde, avec filtrage du son et microtonalité. Précisions que l'enregistrement du piano comme celui de l'ensemble instrumental bénéficie du « mix Atmos »* pour un rendu plus fidèle de la musique de Ramon Lazkano et un passage plus fluide entre l'espace du piano et celui de l'ensemble instrumental.
Prélude : le terme est générique, désignant une pièce courte visant l'aphorisme, libre de ton et de facture, surtout lorsqu'il n'est pas suivi par une fugue. Ainsi peut-on rapprocher chacun des 24 microcosmes de Chopin (désignés par les chiffres arabes) de différents genres fréquentés par le Polonais, comme la mazurka (7), le nocturne (4, 6, 9, 15…), l'élégie (2), l'étude (3, 5, 8…) ou encore la marche (20) ; autant de profils qui vont infléchir le geste instrumental de Lazkano. Ainsi, après les circonvolutions presto de la main gauche du 3, se fait sentir le désir d'élan sur un violoncelle un rien enroué dans le II. La touche sombre de l'élégie (4) s'exaspère chez Lazkano dans le IV, où flûte basse, clarinette basse, guitare, accordéon et piano sondent « l'outrenoir » traversé de rais de lumière fulgurants. L'esprit de la danse (valse ou mazurka chez le Polonais) innerve le matériau des V et VI, deux zortzikos (danses basques) aux rythmes asymétriques et percussions sur la caisse des instruments. On peut leur associer l'énergique duo piano et guitare du XVII et le moto perpetuo du XVIII, mêlant aux petites percussions sur la caisse, les bruits de clés sur la flûte et le souffle des instrumentistes. Les sonorités de plein air dans le VIII évoquent la txalaparta et le txistu (petite flûte de la Pastorale basque) passés au crible de l'imaginaire poétique du compositeur. La césure est franche et la rupture affirmée entre le tourbillon du 14 et le tranchant de la sonorité qui amorce le VII, une marche avec « clairon » et raideur militaire, qui ne vont pas sans humour. La dernière note du 12 est tenue et amplifiée dans le IX, « nocturne » de toute beauté où bisbigliandi et multiphoniques génèrent une matière fragile et minérale qu'aime travailler Lazkano. La pulsation régulière dans le registre grave du piano est réinvestie dans le XII qui se fait l'écho déformé du nocturne 17, avec les flatterzunge atones de la flûte. Entre l'éloquence du 18 et le tourbillon du 19, c'est le mystère de l'instant que capte Lazkano dans le XIV où s'étirent les sonorités dans un temps long et suspendu. S'entendent des échos de la « marche funèbre » du 20 dans le XV, musique à l'os, âpre et sauvage, où émergent les voix laryngées des violoncelle et clarinette basse. Quasi orchestral, le dernier prélude de Lazkano réunit les huit instruments et multiplie les citations furtives, charriées par une matière mouvante où parvient à s'inscrire chacune des sonorités instrumentales.
Relié au XIX par une note commune, s'amorce le dernier Prélude de Chopin, dans l'élan virtuose du geste instrumental. Maroussia Gentet a choisi de jouer sur le piano à queue Opus 102 de Stephen Paulello, un instrument dont les cordes sont terminées par des agrafes et non des sillets, générant un autre système de vibration sonore. Les cordes de l'instrument sont parallèles et le clavier s'enrichit d'une quinte supplémentaire dans le grave. Si l'égalité du toucher n'est pas toujours optimale sous les doigts de la pianiste (2 et 16), les sonorités qu'elle tire de l'instrument, la profondeur du jeu (20) et l'enveloppe chaleureuse du son qu'elle sait trouver, dans les moments de fulgurance (12 et 24) comme dans l'intimité du sospiro (4) restituent dans le détail toutes les facettes de la psyché qui s'exposent dans ce joyau du répertoire pianistique auquel répond sans faillir la voix singulière de Lazkano.

















