Aux Nuits de Fourvière, quand Hofesh Shechter sèche les larmes
La soixante et onzième édition des Nuits de Fourvière s'est ouverte à Lyon sous une pluie battante avec la création de la version extérieure de Political Mother : The Choreographer's Cut d'Hofesh Shechter.

Les vingt-quatre musiciens et leurs instruments géants, grosses caisses, percussions et cordes protégées par l'auvent, comme en terrasse, sont nichés sur une structure verticale accueillant à l'étage les percussions, et au rez-de-jardin les contrebasses et violoncelles. Ce sont les gongs qui émergent de l'ombre en premier, éclairés de halos vifs, par intermittence, porteurs des prémisses de cette prometteuse version XXL de Political Mother, de Hofesh Schechter. Sous-titré « The Choregrapher's Cut », le nouveau montage grand angle du chorégraphe, allusion au cinéma avec ses travellings avant et arrière, se cale à la jauge du Grand-théâtre.
Avec les treize danseurs de cette version « larger than life », le chorégraphe-compositeur Hofesh Shechter conquiert le public crescendo, creusant les thèmes récurrents de ses créations : notre finitude, la joie, l'art et le sacre, désespérant de déjà-vu, de barbaries politiques, plus particulièrement creusés dans ce spectacle créé en 2010. Ce dernier a fait le tour du monde après sa mise en lumière par le film En Corps de Cédric Klapisch, qui a bouleversé et éclairé la carrure poly-esthétique de l'ex-danseuse de l'Opéra de Paris, Marion Barbeau. Dans le film, le personnage de Marion Barbeau se régénérait à la chaleur d'une chorégraphe à la voix ensorcelante, qui ne craint de parler de ce qui le touche et d'exprimer à ceux qu'il aime son amour. Dans cette version live, la danseuse tient le rôle principal : celui d'une danseuse classique blessée, revenant peu à peu vers la danse, grâce à la force contemporaine et habitée des répétitions de Political Mother avec la Compagnie I et Hofesh lui-même (le chorégraphe jouant ici son propre rôle).
La grosse caisse surgit de l'ombre. La musique qui introduit les tableaux dansés en solo, en duo ou ensemble des treize danseurs inspirés de la Compagnie Hofesh Schechter I, à mesure que la pluie battante se calme, laissant place à un apaisement des intempéries qui frappaient le Théâtre Antique de Fourvière, servent le propos implicite de l'opus, au-delà des espérances. Composée par le chorégraphe, pianiste et artiste également polymorphique, la musique embarque avec lui le respect silencieux, suspendu, du public encapuchonné, détrempé, dans ses ponchos de pluie en plastique coloré. Les halos de lumière éclairent en quinconce musiciens, puis danseurs, comme poursuivis aléatoirement ; l'électro assourdissante faisant place à de mélodieux accords classiques, de Bach et d'ailleurs (Bach étant le musicien qu'Hofesh Shechter chérit le plus, ou du moins dont il possède le plus grand nombre de CD). Musique et danse, comme biens communs, en puissance inaltérables, levant des nuées d'oiseaux imaginaires, à la croisée kantienne du corps et de l'esprit, soufflant un air salvateur, en des temps délétères, s'érigent alors en manifeste d'apaisement.
Né en Israël le 3 mai 1975, Hofesh Shechter a forgé sa route, en passant par l'apprentissage notamment des danses folkloriques, dont il interroge le potentiel rassembleur, mais aussi créateur de meute, de mœurs grégaires et de tyrannie pathétique. Héritier de la Batsheva Compagnie d'Ohad Naharin, l'Israélien, accueilli à Londres, fut aussi infusé des marques de Pina Bausch ou encore de Martha Graham, elle-même héritière de Merce Cunningham.
Mère politique, sous-entendu, quand tu nous tiens dans la main, que peut-il bien se passer ? Political Mother, pièce relatant l'histoire de « Mère politique», aux accents machiavéliens par défaut, évoque les dérives totalitaires, mais aussi la joie de se retrouver pour respirer, pour danser la musique et jouer la danse, dans le respect de l'humain. Bras des danseurs levés au ciel implorant la paix, solo d'entrée puis duos et tableaux d'ensemble, sont autant d'appels à l'impossible pacification par les sentiers battus. Quand le mouvement tracé mime les danses folkloriques, cela imprime des gestes que Shechter a appris précisément et transmet tout en les revisitant. C'est la patte Shechter, identifiée aussi le mois dernier dans From England With Love de la Compagnie II de jeunes danseurs.

Certes il y a de l'amertume chez certains spectateurs en eau et quelques singeries gestuelles mimétiques, mais l'ensemble fonctionne, étonne et emporte dans son sillage, Remontée et remixée, la création tonne, le rythme des grands tambours et les archets des contrebasses, inférant une cause à effet dansée, décalée. Tandis que la gestuelle légère de danses folkloriques mimées imprègnent de plus en plus les tableaux qui se succèdent, le classique s'interpose en contrepoint, lissant les hérissements endiablés des crissements électros. C'est fin et politiquement correct, à la fois, chacun pouvant y puiser ce qu'il est venu y trouver.
La pluie battante, menaçante pour des artistes, inconfortable, voire ingérable pour certains spectateurs, en s'effaçant et laissant une petite place, après l'orage, à l'envolée lyrique de bras et de pas des treize danseurs animés sur fond de musiciens magnifiés, devient a fortiori une allégorie de la pièce elle-même, ainsi que des réflexions socio-politiques qu'elle suscite. Cette levée de boucliers symbolique créé une mise en abîme détonante. Comment en somme le spectacle vivant, si cathartique, survivra-t-il aux aléas de revers politiques abrupts ? En crise, comme ces danseurs qui miment à la fois la solidarité, le dépouillement, la solitude ou la dérive totalitaire. Je danse et je joue donc je suis, jusqu'à quand et comment ?
Ce soir-là, à Lyon, alors que le brouillard ne peut masquer la vue sublime sur la ville éclairée en contrebas, depuis la colline de Fourvière, les musiciens semblent figurer les ficelles d'un grand théâtre de marionnettes, dont les danseurs s'érigeraient en guignols d'une mascarade qui sauve ; la joie intempestive étant inhérente au fait de créer ensemble, même sous la pression. Or quatorze tableaux plus tard, la citation en lettres LED blanches du collectif d'artistes FOS, émerge partiellement : « When there is pressure », là où il y a de la pression… puis après d'autres salves successives de bras levés au ciel et d'esquisses de rondes folkloriques, la phrase se complète : « There is folk dance », il y a de la danse folklorique. Ce sont ces derniers mots que nous retiendrons pour que souffle l'esprit des Nuits sur les villes englouties.
Crédits photographiques : Photo 1 © Tom Medwell ; photo 2 © Victor Frankowski
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