Petit dictionnaire Schoenberg : I comme…
I comme inachèvement et invention
En matière de psychologie de la création, l'exemple de Schoenberg pourrait constituer par son bouillonnement mais aussi ses inhibitions, un cas d'analyse intéressant.
Pour rendre compte de l'étendue de la création schoenbergienne, en postface à son analyse de l'œuvre publiée à la suite de la biographie de Stückenschmidt-(Fayard), Alain Poirier a dressé un tableau chronologique des œuvres (achevées ou non, avec ou sans numéro d'opus) de trois-cent dix-neuf entrées. L'auteur prévient que cette liste n'est pas exhaustive et invite le lecteur à consulter le cas échéant d'autres sources dont les relevés de Josef Rufer. On est donc sidéré de voir le nombre incroyablement élevé de projets laissés en plans à des degrés divers – de quelques mesures d'esquisses éparses à l'opéra Moïse und Aron, dont le troisième acte projeté (et au livret dûment écrit) n'a jamais été composé, en passant par des œuvres fragmentaires parfois très ambitieuses. Plusieurs cas de figures sont à envisager.
1°) On connaît la technique schönbergienne des carnets d'esquisses qui consistait à noter dans le feu de l'action, l'idée musicale qui lui passait par la tête, un peu comme un aide mémoire, mais de manière rationnelle et structurée au sein de carnets annotés, archivés et numérotés, conservés aujourd'hui en grande partie à Vienne. Un inventaire précis en a donc pu être dressé.
2°) Il existe une myriade de projets d'œuvres avec leurs éventuels plans préétablis et de débuts laissés en plan dont nous sont parvenus les manuscrits. Par exemple, deux quintettes à cordes vers 1905-1906, un septuor à cordes en 1918, de nombreux essais de quatuors à cordes, jalonnant toute la vie créatrice du maître, et dont on conserve parfois une amorce des différents mouvements, ce jusqu'en 1949 – sept feuillets dans ce dernier cas. Tous ces fragments sont soigneusement inventoriés, édités dans l'édition la plus exhaustive des œuvres du maître et mis à disposition des curieux et des chercheurs en ligne par l'Arnold Schoenberg center de vienne.
Certaines « premières tentatives » avortées pourront parfois déboucher sur d'autres œuvres menées à bien dans une formulation différente : par exemple, on trouve un projet de symphonie de chambre en ut majeur/la mineur (vingt-deux mesures) antérieur à la fameuse opus 9 en mi majeur, pour la même distribution ; un peu comme si Schoenberg avait eu là l'idée d'une idée. Plus significativement encore, le projet de « grande symphonie » pour solistes chœur et orchestre de 1911-1912, repris épisodiquement jusqu'en 1915-16, puis laissé en plan, débouchera sur la conception et la rédaction de l'oratorio die Jakobbsleiter (l'Échelle de Jacob), lui aussi inachevé et dont le fragment a été posthumement mis en forme exécutable par Wienfried Zillig (1905-1963) pour constituer une partition continue de plus de quarante-cinq minutes. Les deux œuvres sont jumelles par leur préoccupation philosophique et le compositeur recycle une partie de ses idées musicales en gestation au fil des fragments symphoniques (il en reste plusieurs dizaines de page d'esquisses) dans l'oratorio.
Certains fragments sont de taille plus modestes mais déjà respectables et ont pu être ainsi complétés ou édités pour être joués en concert de manière autonome, tel le quintette Ein Stelldichein, un « rendez-vous galant » pour flûte hautbois, violon, violoncelle et piano, inspiré par un poème de Dehmel comme la Nuit Transfiguré édité et créé par Friedrich Cerha. Ici, c'est la contrainte temporelle et l'ordre de priorité qui explique pourquoi cette partition audacieuse de 1905, déjà en chemin vers la libre atonalité, fut laissée en l'état : Schoenberg travaillait intensément parallèlement au futur et imposant premier quatuor à cordes opus 7 exactement contemporain… Il nous reste donc un (beau) fragment de sept minutes environ d'une œuvre qui si elle avait été achevée aurait probablement atteint les dimensions et les proportions de Verklärte nacht.
3°) Quelques œuvres d'envergure inachevées le sont restées au gré de circonstances biographiques matérielles ou historiques exceptionnelles.
Die Jakobsleiter naît à la fois dans un contexte de crise du langage : le problème de l'organisations formelle dans l'atonalité, qui avait dans un premier temps débouché sur des formulations musicales de plus en plus aphoristiques ; la promulgation du langage atonal non encore clairement encadré de « règles » comme par exemple la méthode de la composition à douze sons ; viennent se superposer les problèmes psychologiques et matériels liés au contexte de la grande Guerre, puis une fois la paix revenue, à la nécessité d'une intense activité pédagogique et d'animation culturelle pour assurer un relatif confort matériel et familial.
De même, Moses und Aron, l'opéra biblique, est commencé en 1930 pour ses deux premiers actes, dans un contexte lié à la fois au (futur) retour au Judaïsme du compositeur et de la montée de l'antisémitisme et du nazisme en Allemagne. D'une part Schoenberg s'exilera dès 1933 et choisit plutôt le manifeste utopique et une action pragmatique pour tenter de sauver des griffes du totalitarisme nazi un maximum de Juifs européens que de poursuivre l'achèvement d'un opéra à la portée plus symbolique que matérielle. Il délaisse donc la composition du troisième acte à cette époque, pour lequel il ne reste que quelques annotations musicales! De l'autre, ce troisième acte, au livret finalisé, est constitué pour l'essentiel d'un vaste dialogue, difficile à mettre en musique, et voit l'affrontement d'un prophète qui clame l'irreprésentabilité du Dieu unique, en comprend la pensée mais ne peut l'exprimer, et son frère pragmatique et beau-parleur, trahissant « l'idée » de ce même Dieu en la rendant tangible et compréhensible… Là demeure peut-être aussi une des clés de l'inachèvement de l'œuvre.
Malgré une santé de plus en plus chancelante, Schoenberg espérait mener ces deux œuvres à termes si la bourse de la fondation Guggenheim lui avait été octroyée à sa retraite américaine vers 1944-45. Car dans d'autres circonstances matérielles ou psychologiques tout aussi problématiques, Schoenberg avait pu, peu ou prou, terminer la rédaction définitive – certes à distance et après une longue interruption – d'œuvres qui lui tenaient à cœur. Ainsi les Gurre-lieder ont pu voir leur orchestration achevée après dix ans d'interruption ; celle ci nécessitait un papier hors format très coûteux et était très chronophage . Le soutien matériel indirect de Richard Strauss semble avoir permis à Schoenberg de se consacrer à quasi plein-temps à cette tâche imposante.
La seconde symphonie de chambre opus 38, commencée dans la foulée de la première en 1906 mais destinée à un orchestre de formation classique mozartienne, sera achevée aux USA en 1939 dans le même langage tonal postromantique, à l'instigation du chef Fritz Stiedry. Schoenberg envisage alors même peut-être d'y ajouter un ou plusieurs mouvements aux deux, très riches de substance déjà planifiés, ce que semble amorcer la coda du final, dont l'ampleur inhabituelle est peut-être l'un des stigmates de ces mouvements avortés.
Les raisons psychologiques pouvant mener à l'inachèvement ou la non continuation d'une œuvre entreprise sont multiples. Il en va tout d'abord de tout processus créatif bouillonnant qui génère plus d'idées qu'il n'est matériellement ou temporellement possible de concrétiser dans leur achèvement formel. Schoenberg pouvait penser que l'idée qu'il avait eue ou les premiers développements qu'il en avait tirés n'étaient pas suffisamment aboutis ou prometteurs pour être poussés plus avant dans un permanent soucis d'auto-exigence et de perfectionnisme. Il était confronté à deux tendances intimes antinomiques: d'une part, une quête incessante de nouveauté et d'expérimentation ; de l'autre, la volonté de s'inscrire dans la prolongation d'une profonde « tradition » d'écriture austro-germanique. En permanence, persiste donc un « défi intérieur » : concevoir de nouvelles formes et de nouvelles articulations de la pensée musicale eu égard à son évolution personnelle de langage, mais tracer ces nouvelles œuvres dans la prolongation de la tradition. On comprend les tensions psychologiques que devaient générer des donnes aussi antinomiques.
Au vu de la très grande structuration de la pensée schönbergienne, et sa minutie à archiver avec précision la moindre de ses pensées musicales – pour la plupart conservées aujourd'hui ! -, en aucun cas cette propension à l'inachèvement n'est à rapprocher, comme certains l'ont fait erronément du trouble de l'attention avec ou sans hyperactivité. D'ailleurs, paradoxalement, pris parfois d'une fièvre créatrice ravageuse, Schoenberg était capable de boucler un nouvel opus imposant en un temps record. Par exemple Erwartung, écrit et orchestré en quelques semaines fin 1909, une fois en possession du livret de Marie Pappenheim, ou, plus étonnant encore, le trio à cordes opus 45, composé du 20 aouts au 23 septembre 1945, signe de retour à la vie après une terrible crise d'asthme et d'un arrêt cardiaque qui faillirent lui être fatals.
I comme invention
Schoenberg est un génie protéiforme du siècle dernier, non seulement compositeur, pédagogue, théoricien de la musique, polémiste… mais aussi peintre dans le sillage de ses amis Gerstl puis Kandinsky et Macke, penseur politique philosophique et religieux, écrivain auteur parfois de ses propres livrets d'opéras ou de pièces de théâtre ( telle » La Voie Biblique » où sont envisagée dès la fin des années 1920, sous des allures de fiction, les problématiques liées au Sionisme).
Schoenberg était aussi un admirable conteur, capable d'inventer des histoires abracadabrantesques pour faire patienter ou endormir ses jeunes enfants, ou simplement les inviter à terminer leur assiette. Plusieurs de ses contes nous sont parvenus, soit retranscrits manuscritement et illustrés de dessins, soit sous forme de bandes enregistrées. L'un des plus connus est La Princesse, histoire pleine d'auto-dérision d'une princesse qui s'était fait des bleus en jouant au tennis, sport qu'Arnold aimait beaucoup. Le Loup, le serviteur de la princesse, est censé lui apporter une bouillotte pour soigner ses bleus, mais il ne revient pas. Il est convaincu que pour soigner des ecchymoses, il faut une bouillotte bleue, mais il n'arrive pas à prononcer correctement le mot pharmacie pour demander son chemin, etc., etc. Une histoire drôle et absurde, très loin de la légende d'un Schoenberg uniment austère, publiée en français sous forme de livre, et mise en dessin de façon merveilleuse et comique par Peter Schössow (éditions Chandeigne-Lima).
Pour évoquer justement une de ses passions, le tennis, Schoenberg ne pouvait pas par son esprit systématique se contenter du seul score d'une partie. Pour en retracer les contours, il a inventé une notation abstraite permettant d'en représenter et retracer dans le détail le déroulement, en reprenant position et mouvement des joueurs, trajectoire de la balle, type de coup joué, erreurs et fautes commises, un peu comme une notation d'une partition musicale ou des coups aux échecs.
Schoenberg inventeur ? De manière plus ludique, après le premier conflit mondial, il a imaginé et édicté vers 1925 les règles d'un jeu d'échecs de coalition, qui se joue à quatre -deux grandes puissances (jaune et noir) et deux petites (vert et rouge). La particularité est que lors des trois premiers tours, les adversaires peuvent se coaliser de manière non fixes. Au lieu des six pièces différentes dans le jeu traditionnel, les « Échecs de coalition » en ont neuf avec des mouvements empruntés aux échecs traditionnels ou, dans le cas des trois nouvelles pièces, fusion de deux anciennes – et de leurs mouvements- constituent une nouvelle donne. Le rouge symbolise l'armée de l'air (aéroplanes), le vert la marine (sous-marins), les plus grandes puissances jaune et noir sont équipées de l'arsenal militaire conventionnel des forces terrestres. Cependant, cette version n'est pas un jeu de guerre : les quatre joueurs sont impliqués dans des relations diplomatiques et des négociations entre partenaires potentiels de coalition qui déterminent la fin de partie. De même, dans un esprit de re-création ou récréation artistique, Schoenberg conçoit plusieurs nouveaux jeux de cartes peints, toujours basés sur les quatre familles trèfle-pique, carreau et cœur, mais pour les cartes de valeurs de nouvelles figurines, souvent grotesques. Bricoleur, il met au point un rastrál, une espèce de plume traçant cinq lignes à la fois pour les portées ; il envoie un prototype à son éditeur américain Schirmer en 1943.
Mais bien plus tôt, en créateur pragmatique, il fait breveter vers 1909 une machine à dactylographier la musique complexe. Jamais commercialisée, très ingénieuse et ambitieuse, elle devait comporter : un clavier avec les symboles musicaux de quarante touches, chaque touche pouvant avoir neuf fonctions différentes ; cent-vingt leviers avec barre d'impression trapézoïdal à trois caractères, soient 360 caractères en tout, une note étant constituée de plusieurs caractères donnés ; un ruban encreur ; et une surface d'écriture mobile et multidirectionnelle se déplaçant dans les quatre directions du plan, et pouvant même pivoter sur elle-même autour d'un point central. L'invention n'a jamais été commercialisée et n'a été réalisée qu'à titre expérimental et documentaire après la mort du compositeur. Mais voilà un prototype qui n'est pas sans lointainement évoquer nos actuels logiciels de reproductions informatiques, permettant la polycopie et la mise à disposition de partitions récentes et inédites à leurs exécutants sans passer par un éditeur. Pour reprendre une des phrases de son traité d'harmonie, on peut donc dire de et avec Schoenberg que « Les lois de l'homme de génie sont (en quelque sorte) les lois de l'humanité future. »









