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Yulianna Avdeeva magnifie les Préludes et Fugues de Chostakovitch

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Préludes et Fugues op. 87. Chostakovitch / Krzysztof Meyer (1943) : Prélude et Fugue en ut dièse mineur. Yulianna Avdeeva, piano. 2 CD Pentatone. Enregistré à la Mendelssohn-Saal du Gewandhaus de Leipzig, entre février et mars 2025. Notice en anglais. Durée totale : 120:27

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Nonobstant le visuel d'un disque au goût discutable, la pianiste russe offre l'une des plus passionnantes lectures des Préludes et Fugues de Chostakovitch. Une version de “synthèse”.

Les 23 et 28 décembre 1952, à Léningrad, Tatiana Nikolaieva créa l'intégralité du cycle des 48 Préludes et Fugues. Deux ans plus tôt, Chostakovitch avait été convié à participer en tant que membre du jury au Concours du festival Bach de Leipzig. Il donna une conférence sur Bach et fut même invité à remplacer au pied levé Maria Youdina dans le Concerto pour trois piano de Bach ! C'est à cette occasion qu'il apprécia le talent de la jeune pianiste Tatiana Nikolaieva qui venait de remporter le Concours de Leipzig et à laquelle il allait dédier les Préludes et Fugues. A la suite de ce voyage en Allemagne, le compositeur imagina, comme il le dit lui-même, de « poursuivre la tradition fantastique du Clavier bien Tempéré de Bach ».

Rompre la monotonie d'une telle intégrale, la reproduction de structures musicales rigoureuses – le prélude révèle la musicalité pour ne pas dire de la capacité improvisatrice de l'interprète alors que la fugue rassure quant à la maîtrise intellectuelle d'une organisation complexe – n'est pas donné à tous les interprètes. En effet, peu d'entre eux ont magnifié ce cycle assez déconsidéré en dehors de la Russie. Ne s'agit-il pas d'un hommage « passéiste » répondant à la commande du Festival Bach de Leipzig ? Non seulement l'interprète doit créer dans ces pages un univers sonore, mais aussi connaître en profondeur la musique de Chostakovitch, s'il ne veut pas s'enfermer dans le pastiche ou dans un fastidieux exercice contrapuntique. Contrairement au Wolhltemperierte Klavier de Bach, l'opus 87 n'est pas une musique “neutre” et intemporelle. A moins d'en assécher l'expression, elle dissimule sous l'élégance de l'écriture et le vernis d'un classicisme fictif, une prodigieuse variété d'expressions, indissociables de la vie soviétique.

C'est cette diversité d'expressions que met en scène avec une qualité de toucher exceptionnelle. La réflexion et le jeu de la pianiste synthétisent à la fois une partie des sources de la musique de Chostakovitch tout en suggérant des filiations avec les esthétiques du XXe siècle. Son discours est porté avec inventivité et sans volonté de provoquer les effets pour eux-mêmes. L'art de la suggestion s'y impose, teinté d'humour et d'ironie. nous offre une véritable narration.

Le piano debussyste émerge du premier Prélude et Fugue, comme un lever de rideau. Touches à peine effleurées puis doigts qui prennent de plus en plus de force, mais avec une tension perlée (n° 2), une clarté jamais prise en défaut (n° 15). Pas une phrase n'est alourdie et le chant apparaît clairement exposé (n° 3, n° 18). Quittant un jeu perlé, la pianiste se tourne vers l'épaisseur romantique à la manière des arrangements de Bach par Busoni, Siloti ou Kempff. La puissance devient concertante, la fugue, grandiose (n° 4). Elle détourne l'aridité d'un contrepoint sévère (n° 17) et varie de manière subtile les atmosphères, associant tour à tour épaisseur et légèreté (n° 16). La puissance de jeu n'est jamais massive et le geste préserve l'élan y compris dans l'expression d'un héroïsme de façade (n° 6). Parfois, le souvenir tamisé de Tchaïkovski et plus précisément des ballets s'insinue, presque suggéré (n° 7).

Une autre dimension de l'écriture de Chostakovitch prend sa place : le sarcasme, le détournement rythmique qui fut à l'origine de la critique du cycle par l'Union des Compositeurs d'URSS. Avdeeva tire certaines pages vers Prokofiev et l'ironie se nuance : la nature enfantine se teinte de réminiscences de la culture juive (n° 8), devient pince-sans-rire (n° 11), sans céder à la facilité démonstrative. Ce peut être aussi un babillage aux allures moussorgskiennes du plus bel effet (n° 21). Le tragique surgit au détour d'un numéro. Avdeeva, nous semble-t-il, évoquerait des œuvres plus tardives. En effet, avec une décennie d'avance sur la composition de la Symphonie “Babi Yar”, elle déclame le chant, travaillant sur les couleurs des registres graves (n° 20). La prise de son aussi chaleureuse que naturelle lui est d'une aide précieuse. Culminant l'ouvrage, elle referme le cycle avec le dernier Prélude et Fugue qui débute de manière épurée et gagne une effervescence symphonique impressionnante (n° 24).

L'interprète a gravé pour la seconde fois le Prélude en ut dièse mineur qui était demeuré inachevé et que Krzysztof Meyer a complété, ajoutant une fugue personnelle en guise d'hommage. Version quasi-identique à celle captée en juillet 2020 et incluse dans l'album « Chostakovitch Discoveries » récemment paru de DG.

Un tour d'horizon de la discographie du cycle révèle combien cette intégrale est à ce point appréciée par quelques pianistes, à défaut d'être programmable en concert : Tatiana Nikolaieva (première gravure en 1962 chez Melodiya, qui demeure prioritaire sur le plan historique, supérieure à la version de 1990 pour Hyperion). Suivent Caroline Weichert (Accord), Boris Petrushansky (Stradivarius), Vladimir Ashkenazy (Decca), Konstantin Scherbakov (Naxos), Muza Rubackyté (Brilliant), Keith Jarrett (ECM), Igor Levit (Sony), Alexander Melnikov (Harmonia Mundi), Hannes Minnaar (Challenge Classics), Sofia Sacco (Orchid Classics), Peter Donohoe (Signum), Kori Bond (Centaur), Jenny Lin (Hänssler Classics), David Jalbert (Atma), Roger Woodward (Celestial Harmonies)…

Notre choix de quatre versions se porterait sur Nikolaieva (Melodiya), Ashkenazy, Melnikov à laquelle nous ajoutons dorénavant, l'incontestable réussite de l'album d'Avdeeva.

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Préludes et Fugues op. 87. Chostakovitch / Krzysztof Meyer (1943) : Prélude et Fugue en ut dièse mineur. Yulianna Avdeeva, piano. 2 CD Pentatone. Enregistré à la Mendelssohn-Saal du Gewandhaus de Leipzig, entre février et mars 2025. Notice en anglais. Durée totale : 120:27

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