À la Cité de la Musique, La Main gauche de Ramon Lazkano dans sa version scénique
Créé en version de concert au Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz en août dernier, l'opéra de chambre La Main gauche de Ramon Lazkano connait sa version scénique sur le plateau de La Cité de la Musique, associant avec bonheur les forces de l'Intercontemporain et la mise en espace de Béatrice Lachaussée.

S'appuyant sur le livre Ravel de Jean Echenoz paru en 2006, La Main gauche, au titre subtilement choisi par Ramon Lazkano, narre les dix dernières années du compositeur basque atteint par un mal non diagnostiqué à l'époque (aphasie, agraphie, apraxie) qui lui fait perdre tout à la fois ses facultés cognitives et physiques, décrépitude d'un corps que l'on regarde sombrer sans pouvoir agir, jusqu'à l'erreur médicale (« Je sais que l'on va me couper cabèche », aurait dit Ravel) qui lui sera fatale.
Un espace scénique fragmenté
À l'image de ce corps qui dysfonctionne, et pour tirer parti d'un espace relativement restreint, Béatrice Lachaussée conçoit un plateau fractionné, un rien touffu, qui fonctionne sur plusieurs niveaux. Les musiciens (petit ensemble par 1) sont à cour, excepté le percussionniste (Samuel Favre) et son set d'instruments pléthorique qui occupe la partie centrale de la scène, la percussion étant un des leviers majeurs de la dramaturgie sonore. Ravel et son amie Hélène Jourdan Morhange sont vus à l'étage de la Salle des concerts, lors de l'embarquement du compositeur sur le paquebot France vers l'Amérique. Sur l'écran où s'affichent les surtitres passent aussi les images de Mathieu Crescence (en charge également de la scénographie et des costumes) qui servent de (très) près la narration, avec cette patine de l'âge restituant la pellicule des années 1930 : paysages marins, nature printanière de Montfort-L'Amaury, etc. Au fond de l'orchestre, un deuxième piano est installé sur une estrade où se hisse Hideki Nagano pour jouer des passages de la Sonatine, en lien avec l'épisode fâcheux où Ravel, en concert à l'ambassade de Madrid, enchaîne directement l'exposition à la coda du final, en sautant le menuet central : « pour la première fois en public, quelque chose ne colle plus » fait remarquer l'un des commentateurs. En synchronie avec la musique, et dans la tension soutenue du son et des images, on suit sur l'écran la collision des deux taxis et l'accident dont est victime Ravel, qui précipite sa dégradation physique et mentale.

À la fin du deuxième acte, en live cette fois, c'est Peter Tantsits/Ravel qui vient emprunter la baguette de Pierre Bleuse pour diriger sa musique, nous faisant revivre sa dernière tournée avec Marguerite Long, effectuée malgré l'avis défavorable des médecins.
Un trio de choc
Au côté de Ravel, qui a toujours été très entouré, comme le fait remarquer Jean Echenoz (présent dans les rangs du public), s'affaire un bon nombre d'amis (Hélène, Jacques, Ida, Gustave, Valentine, Marie), de collaborateurs/interprètes (Marguerite, Paul) qui l'assistent, le conseillent, le réconfortent ou le jouent : autant de personnalités incarnées par les deux chanteurs-caméléons, le baryton Allen Boxer et la soprano Marie-Laure Garnier, qui, avec son habilleuse sur le plateau, change de tenues (tailleur, manteau de fourrure, robe de concert, etc.) à chaque rôle endossé.

Elle/Hélène est souveraine dans cette première scène, son volant de voiture à la main, où elle tance Ravel qui la fait attendre dans le froid. On retient plus particulièrement la tunique extravagante et colorée de la danseuse et mécène Ida Rubinstein (et ses turbans d'aigrette) à qui Ravel a dédié son Boléro. Lazkano la dote d'une ligne vocalisante à la hauteur de cette femme « très grande, très belle et très riche », servie par la voix ample et magnifiquement timbrée de la soprano. On l'apprécie tout autant dans son parlé-chanté toujours très expressif, soignant la diction.
Le baryton Allen Boxer ne démérite pas, voix libre et bien projetée, faisant valoir le lissage de ses graves comme l'aisance de son falsetto. Face à la gravité de la situation et leur impuissance devant l'état de leur ami, à plusieurs reprises les deux chanteurs unissent leur voix.

Avec son chapeau et son complet sombre, tel qu'il apparait au début du premier acte, le ténor Peter Tantsits se met dans la peau de son personnage, avec la versatilité de ses humeurs et l'imprévisibilité de ses réactions. La puissance de la voix et l'abattage scénique du chanteur ainsi que le nuancier de couleurs qu'il déploie font merveille, élégant dans son geste de chef comme dans les aigus de sa tessiture.
Citer Ravel
« Il fallait que la musique de Ravel soit là », nous dit Ramon Lazkano, qui prend comme fil rouge de son livret comme de sa partition, le Concerto pour la main gauche, la dernière œuvre d'envergure écrite par le compositeur du Boléro avec le Concerto en sol. De fait, le son ravélien infiltre toute la partition de La main gauche : halo d'arpèges au clavier, stries de la caisse claire, touches de cor anglais ou de contrebasson, frémissement du tambour de basque, etc. Les apparitions sont furtives, fondues à la texture sonore, presque imperceptibles, mais qui font vivre de l'intérieur la présence ravélienne. D'autres emprunts sont plus explicites, mais souvent brouillés ou cryptés, servant la narration au fil des quinze scènes auxquelles le compositeur donne un titre. Ce sont la clarinette, le piccolo, voire la trompette bouchée qui entonnent la Sonate pour violon et piano n° 2 tandis que s'immisce, discret, le rythme du Boléro qui va hanter toute la scène 7. Orfèvre et virtuose de l'orchestration, Lazkano écrit une musique chevillée au texte, timbres rares (une sirène pour l'embarquement), alliages sonores recherchés, instances bruitées, boucles obsessives et déferlements percussifs qui font dresser l'oreille dès le prologue. Le climax sonore est atteint à la fin du premier acte. S'assombrissent ensuite les sonorités (clarinette contrebasse), s'étire le temps, s'effrite la matière parfois atone (souffle et murmures) et trouée de silences. La violence des coups assénés sur les caisses et la noirceur des morphologies sonores nous étreignent au terme d'un troisième acte superbement conduit. À l'œuvre et avec une concentration de tous les instants, Pierre Bleuse et ses musiciens modèlent le son, donnant leur pleine mesure à l'écriture et au pouvoir émotionnel du timbre.









