En plein Milieu, avec Loïc Guénin
À Sault, le duo Jeanne Bleuse et Julian Boutin déploie son talent sur le plateau du Milieu, avec au programme trois œuvres aussi dépaysantes que poétiques.

Au pied du Ventoux, Sault est une commune du Vaucluse, bâtie sur une avancée rocheuse qui domine la vallée de la Nesque, à 765 mètres d'altitude. C'est là que Loïc Guénin, saltésien depuis une vingtaine d'années et artiste sonore « de terrain » (la série des « Walden » en atteste) y a implanté sa compagnie, Le Phare à Lucioles, dédiée aux arts du sonore et aux écritures contemporaines. Elle est dotée depuis septembre 2024 d'une superbe maison d'artistes, Le Milieu – au milieu du village mais aussi du parc national du Vaucluse. Ancien collège puis musée de la chasse entièrement réhabilité, la bâtisse est spacieuse accueillant résidences d'artistes (musiciens, danseurs, comédiens, etc.), saison culturelle (dix spectacles tous les 15 du mois), cinéma d'arts et d'essai, enregistrements (Le Milieu a son label) et autres rencontres pluridisciplinaires : le projet ambitieux, aussitôt relayé par la mairie et les aides financières de la région, du département et de l'État, témoigne du développement artistique en milieu rural dont venaient débattre durant deux journées passionnantes, à l'initiative de l'Organisme National du développement Artistique (ONDA), les directeurs de compagnies et acteurs de la vie culturelle en région PACA. Tous engagés dans leur territoire, ils sont venus, durant deux journées, témoigner de leur expérience personnelle et des réalités de terrain avec lesquelles ils composent et promeuvent l'accès à la culture pour tous.
Sur le plateau du Milieu

C'est aussi le projet de vie des deux artistes, le duo à la scène comme à la ville de Jeanne Bleuse (pianiste) et Julian Boutin (violoniste), invités sur la scène de poche du Milieu (la jauge est de 80 places assises) ce 15 octobre. Installés dans l'Avant-pays savoyard, les deux musiciens y ont implanté plusieurs festivals, créé leur compagnie La Vagabonde et construit une roulotte de concert tirée par un cheval de trait avec laquelle ils sillonnent le territoire. Une aventure très itinérante, rythmée par le pas lent du cheval, à l'image des artistes de cirque qui installent leur chapiteau au cœur du village.
Pour l'heure, sur le plateau du Milieu, un piano droit fait face à un autre clavier, un Kawaï EP 68 des années 80 ; instrument à cordes frappées lui aussi, il est relié à un dispositif d'amplification avec pédales d'effets comme sur la guitare électrique. Jeanne Bleuse le joue en alternance avec le piano droit ou en même temps !
C'est le thème du voyage qui articule le programme de la soirée, avec une première pièce de l'Américain John Adams, lui-même passionné de nouveaux horizons. Sa sonate pour violon et piano Road Movies de 1995 est en trois mouvements, débutant dans la frénésie rythmique des musiques répétitives. Le violon imprime ses figures sur la trame pulsée du piano avec ruptures et décrochements virtuoses. Le mouvement lent sollicite le piano électrique pour donner profondeur et réverbération à la longue phrase dessinée par le violon, reprise en écho ou doublée par le piano. Le troisième mouvement fait défiler les images sur l'écran sonores à toute vitesse, un road movies joué dans la fulgurance du geste et la synergie des deux musiciens, avec freinage final très spectaculaire

Les deux autres pièces ont été écrites pour le duo, mêlant musique écrite et improvisation. De Bastien Pelenc (compositeur, violoniste et improvisateur), Mare nostrum est une œuvre-monde où s'interpénètrent les sons, les mots (d'Édouard Glissant), les styles (deep listening, musique répétitive, rock progressif) et les gestes. La pièce démarre très fort, avec les coups de Julian Boutin assénés sur une caisse claire, l'expression d'une rage qui reviendra au cours de la pièce. Jeanne Bleuse a enlevé le panneau vertical du piano droit pour jouer dans les cordes de l'instrument avec une baguette : autant d'étapes et de couleurs dans ce voyage halluciné d'une grande tension où le piano électrique apporte réverbération, morphing et ultra-graves obtenues par les pédales d'effets.
C'est le bruit du rail qui introduit Radio's movies, la nouvelle pièce de la jazzwoman, compositrice et cheffe d'orchestre (elle est aujourd'hui à la tête de l'Orchestre national de Jazz) Sylvaine Helary. À cheval sur son tabouret de piano, dos au public, Jeanne Bleuse a une main sur le Kawai et l'autre sur le piano droit. Elle assure tout à la fois la basse rythmique amplifiée et la ligne mélodique qu'elle partage avec le violon, dans l'élan de l'improvisation et le sentiment d'errance qui siéent à cette ballade. Julian Boutin se met à chanter et Jeanne Bleuse n'est pas longue à le rejoindre dans une dernière séquence très country et pleine de charme qu'ils terminent à voix nue.
Chant de l'aube

La tribune est rétractée pour laisser le public s'installer librement, debout, assis ou allongé, dans la salle de spectacle, très tôt, le lendemain. Au centre, Loïc Guénin a déployé son instrumentarium, une myriade d'objets à gratter, frotter, percuter, accessoires et petites percussions, résonnantes ou pas, qui vont faire sons sous ses doigts experts. Son partenaire Éric Brochard (duo NOORG) lui fait face ; avec ordinateur, pédales d'effets, reverb à ressort… il est en charge du traitement sonore (patchs de transformation, bouclage, spatialisation), entretenant la trame sonore immersive sur laquelle s'inscrivent toutes sortes de morphologies entendues à travers les huit haut-parleurs qui entourent le public : grincement doux, roulements, rebonds, cliquetis, échos boisés, chants d'oiseau : un raga du matin au lever du soleil, avec douceur et poésie.









