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À Bozar Bruxelles, conférence-récital de la pianiste Cassandre Marfin : dominante bleue

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Bruxelles. Bozar. Salle Henry Leboeuf. 2-XI-2025. Amy Beach (1867-1944) : Cradle Song of the Lonely Mother op. 108 ; By the still Waters op. 114. Olivier Messiaen (1908-1992) : Préludes V : Les sons impalpables du rêve, et II : Chant d’extase dans un paysage triste. Alexandre Scriabine (1872-1915) : Poème-Nocturne op. 61; Sonate pour piano n° 6 op. 62. Cassandre Marfin, piano et texte

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La jeune pianiste belge présentait, dans le cadre des concerts-croissants du dimanche matin de Bozar-Bruxelles, une très originale conférence-récital reprenant l'essentiel  de son récent disque paru chez Cypres, à l'intitulé a priori mystérieux : « Jusqu'à la nuit : le Bleu ».

est cette jeune pianiste bruxelloise, très originale dans ses options de répertoire et ses programmations de récitals, très orientés XXᵉ et XXIᵉ siècles, formée au Conservatoire royal de Bruxelles, auprès d'Éliane Reyes puis de Dominique Cornil, et récompensée par d'importants prix nationaux (Patrimoine Gerofi-Baschwitz, deuxième prix au Concours Honda…). Elle est à l'aube d'une carrière plus internationale avec quelques premiers concerts à l'étranger tout en ayant des projets à vocation plus pédagogique, tournés vers les jeunes publics.

Son premier album paru chez Soond en 2021, Entre Plumes et Lumières, très remarqué en Belgique, est intégralement consacré à : elle y explore, par une très pointue sélection d'extraits des Vingt regards sur l'enfant Jésus ou du Catalogue d'Oiseaux, les aspects théologiques des Mystères de l'Incarnation, autant que l'épiphanie ornithologique de la présence divine – deux des grands pôles d'inspirations messianiques.

Son nouveau projet trouve son origine également chez Messiaen : elle s'intéresse cette fois à la chromesthésie, cette alliance de visions colorées à l'audition de sons. Messiaen a souvent associé, de manière projective, ses inventions modales et harmoniques à des complexes colorés, dans le lointain souvenir des vitraux d'église qui l'ont fasciné dès l'enfance. Scriabine, lui, semble, selon des témoignages concordants avoir été un pur synesthétique « associatif », par le biais d'interconnexions cérébrales « couplant » les deux sens.

a donc eu l'idée d'illustrer les couleurs en musique, mais a évité tout éparpillement comme tout cliché : elle envisage son projet comme un triptyque autour des couleurs fondamentales dont nous pouvons apprécier ce dimanche le premier volet « Jusqu'à la Nuit : le Bleu ». Plutôt qu'une simple juxtaposition d'œuvres, elle propose un parcours psychologique et chromatique tout en nuances, sans tomber dans les lieux communs (la mer ou le ciel…) : elle y explore toutes les variantes de la couleur préférée des Européens selon un récent sondage, des nuances les plus claires et lumineuses aux plus profondes et nocturnes.

La musicienne s'éloigne des chemins balisés pour nous emmener aux confins de la spiritualité et de la ferveur créatrice : elle associe ainsi aux deux compositeurs déjà cités l'Américaine , pour deux courtes mais éloquentes pages dont elle exalte la singulière poésie : entre la naïveté consommée et médiate fraîcheur pour By the Still Waters, op. 114 (dans la tonalité très blue note de la bémol majeur) et le tragique sous-jacent de l'augural et bleu-noir Cradle Song of the Lonely Mother op. 108.

Les deux préludes de Messiaen retenus parmi les huit composées en 1928, œuvres certes de jeunesse pensées dans la filiation debussyste mais où il est déjà pleinement lui-même, les Sons impalpables du rêve (tournant dans le mode « III » à transpositions limitées – bleu orangé selon l'auteur -) et le Chant d'extase dans un paysage triste (dans les nuances gris mauve et bleu de Prusse, toujours selon les descriptions du compositeur) sont, sous ces doigts inspirés, guidés par un sentiment de transcendance immatérielle pour le premier, par une quête effrénée d'un Amour-Agapé quasi christique pour le second.

Mais c'est peut-être dans le volet Scriabine de son récital que la jeune musicienne atteint au sublime, par une maîtrise technique confondante, par l'aération des textures doublée d'un toucher raffiné et d'une exemplaire félinité. Donné avec une poésie languide, le rare Poème-nocturne op. 61 est d'une volupté incoercible et semble ne jamais atteindre, comme par dérobade mystique, une suprême extase ou une félicité pourtant proximale. Et en conclusion de ce court mais passionnant concert matinal, la difficile Sonate n° 6 op. 62 du maître visionnaire russe, placée sous les auspices d'une pure orgie digitale avec ces traits-fusées, ces tourbillons de quintolets ou ces profusions de trilles, voit étalées sobrement nuances et plans sonores, par une lente progression dynamique jusqu'au paroxysme du climax central au plus fort des entrechocs d'accords.

En bis  l'un des deux poèmes de l'opus 71 atteint cette même dimension, onirique et mystique.

Bozar offre à la jeune pianiste le luxe d'un piano réglé au millimètre et d'un sobre et original écrin sonore : le public, accueilli sur la scène même, dans une certaine intimité avec l'artiste, peut bénéficier de tout le « coffre » de la salle Henry Leboeuf, et se régaler des résonances abyssales de l'instrument dans le grand vaisseau, une dimension qui manque un peu à la captation discographique parallèlement publiée, plus intimiste et strictement confinée. Riche idée aussi que d'avoir plongé tout l'espace dans une voluptueuse lumière bleue rappelant les grands monogrammes d'Yves Klein : il en va de l'évocation d'un Absolu qui tous nous dépasse, de la transcendance d'un moment musical élu, subtil tissage de baudelairiennes correspondances entre énergies vibratoires et visions colorées.

Crédits photographiques © Cypres, Cédric Hustinx, ResMusica

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Bruxelles. Bozar. Salle Henry Leboeuf. 2-XI-2025. Amy Beach (1867-1944) : Cradle Song of the Lonely Mother op. 108 ; By the still Waters op. 114. Olivier Messiaen (1908-1992) : Préludes V : Les sons impalpables du rêve, et II : Chant d’extase dans un paysage triste. Alexandre Scriabine (1872-1915) : Poème-Nocturne op. 61; Sonate pour piano n° 6 op. 62. Cassandre Marfin, piano et texte

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