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Les belles sonates « de l’Est » par Marie-Elisabeth Hecker et Martin Helmchen

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From Eastern Europe. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur op. 40. Alfred Schnittke (1934-1998) : Sonate n°1 pour violoncelle et piano. Igor Stravinsky (1882-1971) : Suite italienne K034B. Mieczysław Weinberg (1919-1996): Sonate pour violoncelle n°2 op.63. Sergueï Prokofiev (1891-1953): Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur op.119. Sergueï Rachmaninov (1873-1943): Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur op.19. Marie-Elisabeth Hecker, violoncelle ; Martin Helmchen, piano. 1 CD Alpha. Enregistré entre déc. 2019 et février 2023 en la Sensedaal de Brême (Westphalie). Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 147:28

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et signent un généreux  album – par sa durée comme par leur jeu – en forme d'anthologie de l'art de la sonate pour violoncelle à l'Est de l'Europe, autrement dit de la Russie. 

Près de 150 minutes de musique de sonates pour violoncelle et piano de compositeurs dont les deux points communs sont le XXᵉ siècle et la terre russe, qu'ils l'aient fuie (Rachmaninov, Stravinsky et Schnittke), qu'ils s'y soient au contraire  installés (Weinberg) ou réinstallés (Prokofiev), ou que coûte que coûte leur destin ait été lié à elle (Chostakovitch), voilà un programme qui ressemble à une double gageure.

La première est de réunir des esthétiques sans affinités entre elles, le néo-classique Stravinsky ayant peu à voir avec le post-romantique Rachmaninov et les avant-garde-soviétiques-assagis-mais-c'est-plus compliqué-que-ça Prokofiev, Chostakovitch et Weinberg, et leur turbulant descendant Schnittke. De ce point de vue, le programme est un modèle.

Il s'ouvre par la Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur op. 40 (1934) de , dont l'ouverture est d'un classicisme accompli avant de déployer les formules chostakoviennes, drame et ironie, amertume et danse, cavalcade et poésie.

Esprit de descendance, sur le plan de la filiation mais aussi de la descente dans la noirceur du temps, avec la Sonate n°1 pour violoncelle et piano (1978) d'. Flottante, incertaine, martelée et haletante (le Presto !), fantomatique, son polystylisme sombre sonne aujourd'hui de manière pleinement naturelle, et apparaît à la fois comme la prolongation la plus naturelle du dernier Chostakovitch (disparu trois ans auparavant) et fait écho à nos interrogations sur un monde contemporain en mutation.

Pour conclure le premier volume, la Suite italienne K034B (1932-1933) d' apporte une clarté solaire et une rectitude rythmique bienvenue. Issue de Pulcinella, elle s'inspire de Pergolèse et de deux de ses contemporains.

Après cette respiration, a l'honneur d'ouvrir le second CD avec Sonate pour violoncelle n°2 op.63 (1959), comme pour mieux marquer l'importance de Chostakovitch et Weinberg dans le paysage de la musique russe. Le violoncelle particulièrement chantant et douloureux dans le Moderato initial est représentatif de cette époque de libération des affects après la mort de Staline, tandis l'Andante introverti et l'Allegro conclusif et dansant nourri des racines klezmers apportent la dimension juive, indissociable de la culture d'Europe centrale et de l'Est (Ukraine et Russie en particulier), dont Weinberg est un messager essentiel.

La Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur op.119 de a été composée en plein traumatisme des attaques menées par Jdanov notamment contre lui et Chostakovitch pour leur musique « petite-bourgeoise » et leur « rejet des principes fondamentaux du classicisme ». De ce fait, Jdanov est servi, et Prokofiev renoue avec son inspiration de ses ballets Roméo et Juliette (1935) et Cendrillon (1940) pour offrir une musique sinon des plus personnelles, du moins brillante, architecturée et d'un dramatisme à effets.

Après toutes ces émotions, atterrissage en douceur avec la plus ancienne pièce du programme, la plus chantante aussi, la grande Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur op.19 de de 1901. Après un ample premier mouvement élégiaque et qui n'oublie pas la virtuosité, un Allegro scherzando entre course alla Roi des Aulnes et chant d'amour, l'Andante est un cocon consolateur dans lequel se lover, avant un final ample et architecturé, plus statutaire qu'émouvant.

La seconde gageure est d'arriver à rendre justice à chaque pièce, qu'elle soit respectée dans son identité, tout en reconnaissant celle des musiciens. Là aussi la réussite est au rendez-vous, et c'est impressionnant de justesse. L'entente entre et est manifeste, permanente, et si le violoncelle est la voix prééminente, le piano fait bien mieux qu'accompagner, il relance le discours, existe par lui-même, sait à bon escient prendre le dessus, avec vigueur et impétuosité, et c'est un ainsi un entrelacement stimulant des cordes frottées et frappées. La photo de couverture illustre bien l'entente artistique et humaine  : de ce duo à la scène comme à la ville, la violoncelliste est au premier plan et regarde droit, de manière assurée, tandis que le pianiste est dans une posture tendre et rêveuse au second plan. Subtil renversement de l'imagerie XIXᵉ et XXᵉ siècles du couple.

Les séances d'enregistrement de cet album pudiquement intitulé « From Eastern Europe » se sont réparties sur un peu plus de trois ans, de fin 2019 à début 2023, soit des deux côtés de la seconde phase de l'invasion Russe en Ukraine en février 2022. La Russie étant un sujet géopolitique brûlant, le livret trilingue de Nicolas Derny est d'une prudence de loup, se limitant à une analyse musicologique des œuvres par ordre chronologique, sans la moindre explication sur les intentions des musiciens. Seul le titre de la notice, « Russités », dit ce qu'est cet album, à savoir un voyage dans la diversité de la musique russe. Ce message qui n'est pas radioactif n'est même pas repris dans les traductions, le titre anglais « The Russian cello » optant pour la franche platitude, tandis que la traduction allemande « Im Russischen stil » semble vouloir éviter le sujet.

Faute de pouvoir voyager en Russie, la culture continue à transcender les frontières et les époques, et et réalisent un splendide travail de passeurs de ce répertoire aux multiples visages.

Déjà paru chez Alpha: 

Un périple schubertien inéluctable par Hecker, Helmchen et Weithaas

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From Eastern Europe. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur op. 40. Alfred Schnittke (1934-1998) : Sonate n°1 pour violoncelle et piano. Igor Stravinsky (1882-1971) : Suite italienne K034B. Mieczysław Weinberg (1919-1996): Sonate pour violoncelle n°2 op.63. Sergueï Prokofiev (1891-1953): Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur op.119. Sergueï Rachmaninov (1873-1943): Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur op.19. Marie-Elisabeth Hecker, violoncelle ; Martin Helmchen, piano. 1 CD Alpha. Enregistré entre déc. 2019 et février 2023 en la Sensedaal de Brême (Westphalie). Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 147:28

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