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Premier jalon convaincant de l’intégrale Chostakovitch d’Alain Altinoglu

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonies n°4 et n° 5. Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, direction : Alain Altinoglu. 2 CD Alpha Classics. Enregistrés à la Grosser Saal der Alten Oper de Francfort en février 2024 (n° 4) et à la Sendesaal des Hessischen Rundfunks de Francfort (n° 5). Notice de présentation en français, allemand et anglais. Durée totale : 60:49

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Ce premier volume de la première intégrale des symphonies de Chostakovitch par un chef français impressionne par son intelligence musicale et la qualité remarquable de l'.

Si en concert, les orchestres français programment régulièrement les symphonies de Chostakovitch avec toutefois une préférence pour certaines d'entre elles (n° 5 à 10 ainsi que n° 13 à 15), il en va différemment des enregistrements. Peut-on blâmer les formations de ne pas céder aux sirènes des « années Mahler – Bruckner » qui ont à ce point surchargé la discographie depuis quelques décennies ? De fait, relève un défi en se lançant dans une grande aventure avec la formation allemande dont il est le directeur musical. Sauf erreur, il est le premier chef français à graver la Symphonie n° 4 et le second pour la Symphonie n° 5 (après Philippe Entremont, en 2008, avec l'Orchestre symphonique de Shenzhen).

Les deux symphonies liées assurément par leur chronologies se révèlent radicalement différentes quant à leur genèse et leur écriture. En effet, achevée en 1936, la Symphonie n° 4 fait écho à la tempête soulevée par l'opéra Lady Macbeth de Mzensk, ouvrage banni de la scène soviétique à la demande de Staline. La Symphonie n° 5 est le portrait de l'Homo Sovieticus, terme inventé par Alexandre Zinoviev. Il décrit l'homme « nouveau » soviétique auquel il se référait, un homme caméléon qui s'adapte à toutes les situations pour survivre. La plus célèbre des symphonies de Chostakovitch s'achève par un triomphe de façade.

Dès les premières minutes de l'écoute de la Symphonie n° 4, nous sommes séduits par la clarté et la fluidité d'une lecture avant tout narrative. Il est d'ailleurs astucieux que les changements d'atmosphère majeurs aient été indexés et donc préférés aux trois mouvements traditionnels. Altinoglu soigne les ruptures, la rudesse des silences, le caractère chambriste des groupes d'instruments au sein même de la formation. La prise de son souligne le grain et la profondeur des cordes qui ne relâchent pas la tension. Les clusters sont amenés avec logique, sans volonté de créer simplement des effets. Les contrastes vertigineux de rythmes et de dynamiques apparaissent dans une filiation mahlérienne, celle de la Symphonie n° 6 du Viennois, par exemple.

Le Moderato est tout aussi réussi, maniant une ironie dansée sans effet de loupe sur tel ou tel groupe d'instruments. On ressent le caractère impalpable d'une écriture maniant avec génie l'art de la dérision. C'est d'autant mieux réalisé que le contrepoint se complexifie avec virtuosité.

La marche mahlérienne du finale accumule les tensions que l'on retrouvera quelques années plus tard dans les Symphonies n° 8 et n° 10. L'idée d'un combat, l'expression de la solitude toute berliozienne par sa démesure témoignent de la lutte engagée dorénavant par Chostakovitch face à ses adversaires, qu'il s'agisse des valets du régime ou bien des amis perdus. Altinoglu appuie ses forces sur des basses saisissantes : elles donnent l'énergie nécessaire à une valse viennoise, à un étagement subtil des plans sonores. L'expression de la fuite du temps est maîtrisée jusqu'au silence de la dernière mesure.

Les interprètes montrent à quel point cette symphonie, la plus mahlérienne du cycle, s'inscrit dans le geste immense des quinze opus. Elle mérite d'être écoutée non loin des références passées de Kondrachine, Ormandy, Rojdestvenski et, plus près de nous, de Gergiev, Chung, Haitink et Previn.

Antidote à la symphonie en ut mineur, celle en ré mineur, la fameuse Symphonie n° 5, se situe légèrement en retrait en termes d'intérêt. L'immense discographie l'explique en partie. La partition fut achevée en 1937 et le compositeur la sous-titra « comme la réponse pratique d'un artiste soviétique à de justes critiques ». L'aveu devenu le stade suprême de l'autocritique, il allait reconquérir la confiance du pouvoir. Pour tous les artistes russes, leur vie dépendait de cette allégeance. Ce fut un triomphe qui réhabilita aussitôt Chostakovitch.

La puissance dramatique de la partition éclate dès les premiers accords du Moderato. La scansion des cordes ne se relâche à aucun moment y compris dans les passages d'accalmie qui excluent toute détente. Le rapprochement avec les univers de Beethoven et de Mahler se justifie dans le développement de la forme et dans le lyrisme du contenu : mélange de grandeur et d'ironie, d'abattement et de marche militaire… Altinoglu prend le temps de poser le cadre de sa narration : il arrondit avec soin les fins de phrases et porte un regard désabusé sur la valeur épique et messianique de la société soviétique. C'est une conception plus opératique que symphonique. Elle fonctionne parce que la souplesse de l'orchestre est sans défaut, les solistes de première force, à l'instar des pupitres des cuivres graves et du violon solo. On attendait peut-être une ironie plus acérée dans l'Allegretto et des cordes graves au tranchant plus affirmé. Le tempo est tenu de manière inexorable. Chostakovitch fait songer à l'écriture de Prokofiev tant l'inspiration dansante est magnifiée.

Davantage prière que déploration tragique, le Largo tel qu'il nous est proposé, nous évoque une sorte de filiation avec l'Adagio lamentoso de la Symphonie “Pathétique” de Tchaïkovski. On aurait aimé que la tension se métamorphose au fil de la partition et qu'elle devienne plus verticale.

Le finale retrouve l'âme guerrière du premier mouvement. Une ironie triomphante entre fête populaire et acte de contrition nous est proposée. Altinoglu semble prendre du recul devant le caractère volontairement factice de cette page. Les témoignages des chefs russes ou formés en URSS sont difficilement surpassables, peut être parce que les vertiges de la douleur et des terreurs n'ont jamais quitté leur histoire… Mravinsky, Gergiev, Kondrachine, Jansons, Sanderling, Temirkanov et Svetlanov nous restent en mémoire.

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonies n°4 et n° 5. Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, direction : Alain Altinoglu. 2 CD Alpha Classics. Enregistrés à la Grosser Saal der Alten Oper de Francfort en février 2024 (n° 4) et à la Sendesaal des Hessischen Rundfunks de Francfort (n° 5). Notice de présentation en français, allemand et anglais. Durée totale : 60:49

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