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Karol Beffa, compositeur

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Pianiste, improvisateur, un temps acteur, diplômé en philosophie et mathématiques en plus de son passage au CNSM de Paris et à l'Ecole Normale Supérieure — où aujourd'hui il enseigne — est aussi un compositeur particulièrement fêté cette saison par l'édition toulousaine de Présences et par le Festival d'Auvers-sur-Oise. Rencontre avec un créateur tout à la fois contesté et contestataire.

« Je crois que j'ai toujours improvisé dès que j'ai su me mettre au piano »

ResMusica : , votre nom apparaît plus souvent dans les concerts d'abonnements de formations symphoniques que dans les saisons d'ensembles spécialisés. Comment l'expliquez-vous?

 : C'est tout à fait vrai, à part la Biennale des Jeunes Compositeurs de Turin (en 2000), à part le festival Présences (en 2002 et 2008) et le festival italien Suona francese en mai-juin de cette année, je n'ai jamais été joué par aucun festival ou ensemble spécialisé. Je pense que l'idée selon laquelle il n'y aurait plus de querelles esthétique est fausse : il y en a autant aujourd'hui qu'hier. Simplement, certains compositeurs ont intérêt à faire croire que ces rivalités esthétiques n'existent plus pour conserver la part du gâteau des subventions qui ne va pas croître de sitôt. Je fais partie de ces quelques compositeurs joués par des interprètes « généralistes » et des orchestres nationaux ou de région, dans des programmes qui panachent grand répertoire et musique d'aujourd'hui, pour un public mélomane qui n'est pas le public de la musique contemporaine spécialisée. Il y a vraiment deux mondes, séparés par un mur quasi infranchissable : c'est sans doute dommage et je suis tout à fait prêt, à titre personnel à accepter la main tendue de compositeurs de l'autre bord. On peut avoir, les uns avec les autres, des rapports tout à fait cordiaux. Reste que, esthétiquement, il sera difficile de s'entendre puisqu'on ne parle pas la même langue.

RM : On serait donc toujours dans l'éternelle lutte entre l'avant-garde et la tradition ?

KB : Oui, encore que cela mérite d'être nuancé. Les critères de la prétendue avant-garde d'aujourd'hui, c'est à dire la surprise, la dissonance, la quête de nouveauté à tout prix, sont des critères esthétiques qui commencent à dater. Cela fait cinquante ans qu'on essaie de faire du nouveau et je ne suis pas du tout sûr que les compositeurs qui se réclament de l'avant-garde écrivent une musique qui sonne plus « neuve » aux oreilles des auditeurs que celle que nous écrivons, moi ou les compositeurs dont je me sens proche. Les audaces convenues de l'avant-garde, la provocation à bon marché, tout cela a vécu : le courant qui se prétend d'avant-garde n'est en rien un courant plus moderne que celui que je représente.

RM : En même temps n'est-on pas au XXIe siècle dans une individualisation de la création plus que dans des guerres de chapelles ?

KB : C'est vrai dans une certaine mesure. Aujourd'hui, beaucoup de compositeurs se prétendent indépendants. Or, je pense qu'il n'y a pas ou presque pas de compositeurs véritablement « indépendants ». Parmi ceux qui se prétendent tels, il y en a deux dont on pourrait dire qu'ils le sont, dans une certaine mesure. Ce sont des compositeurs pour qui j'ai beaucoup d'admiration : et Henri Dutilleux, ce dernier étant pour moi le plus grand compositeur vivant. Mais de par leur longévité créatrice respective, ces deux « indépendants » baignent dans une tradition tellement longue qu'on pourrait dire qu'ils font eux-mêmes partie de leur propre tradition — deux cas assez exceptionnels, donc. Je crois que l'idée du compositeur indépendant est issue de la mystique romantique et de l'image très « XIXe siècle » du créateur en solitaire, voire en poète maudit, incompris des autres.

RM : Parlons de tradition : puisqu'on est nécessairement dans une filiation, dans laquelle vous situez-vous ?

KB : Au début, dans mes premières œuvres, dans une tradition française qui, toute proportion gardée, va de Ravel à Florentz en passant par Dutilleux et Nigg. Tradition « impressionniste » avec tous les guillemets d'usage : du point de vue de l'orchestration, séparation des groupes instrumentaux ; du point de vue de l'harmonie, recherche de l'hédonisme sonore. Cela m'a amené à écrire des pièces souvent contemplatives, avec un discours qui s'inscrivait dans un temps long. Par la suite, j'ai plutôt suivi la direction opposée : musique très énergique, motorique, souvent faite de mouvements perpétuels, sans aucune interruption, et qui parfois tente de se ressourcer auprès de ces deux grands génies du rythme que sont Bartók et Stravinski ou auprès des musiques actuelles, que j'écoute peu mais dont on est forcément submergés : pop, funk, techno… ce qui m'a un peu rapproché des compositeurs issus de la mouvance répétitive. Je me suis rendu compte que ces deux tendances se retrouvaient chez Ligeti, que j'ai beaucoup étudié. D'une part les clouds : une musique nuageuse, étale, une musique de la couleur, essentiellement harmonique. D'autre part les clocks : une musique rythmique, hachée, haletante. Dans le cas de Ligeti, cela a correspondu aux deux grandes figures tutélaires dans les lesquelles il s'est reconnu : Debussy et Bartók.

RM : Bartók, Debussy, Ravel, Dutilleux, Ligeti… dans tous les noms cités depuis le début de cet entretien, aucun compositeur né après 1945 — excepté — n'est cité. Y aurait-il dans votre développement une « génération vide » ?

KB : Comme , est né en 1947, et j'ai sans doute été influencé par sa musique. Ligeti le remarquait déjà, et je suis tout à fait d'accord avec lui sur ce point, il est assez courant que, pour s'affirmer, une génération doive « tuer le père », et se reconnaisse plus volontiers dans ses grands-pères. D'où, peut-être, cette idée de « génération vide ».

RM : Dans cet inventaire, on n'entend pas le nom d'Olivier Messiaen…

KB : Il y a des choses que j'adore chez Messiaen, l'un des plus grands compositeurs du XXe siècle par son génie harmonique, par le fait, surtout, qu'il a une identité stylistique tellement forte que l'on peut reconnaître sa musique après une mesure d'écoute seulement. Mais il y a des choses qui m'agacent un peu, comme le besoin qu'il a ressenti de mâcher le travail de ses exégètes en précisant toutes ses intentions. Le résultat, malheureusement, c'est tout sauf un commentaire profond sur sa propre musique… Je lui reproche aussi une certaine lâcheté en tant que compositeur : entre 1949 et 1964, on a l'impression qu'il a eu peur de paraître ringard — peur qui a totalement disparu par la suite. Si je n'apprécie pas beaucoup la plupart des œuvres écrites entre 1949 et 1964, j'ai énormément d'admiration pour tout le reste.

RM : Parlons du présent et de Karol Beffa : en plus d'être compositeur, vous êtes improvisateur. C'est sous cette étiquette que vous vous êtes fait connaître du public. Vous êtes peut-être le seul instrumentiste classique qui improvise — en dehors des organistes. D'où vous vient cette idée de création spontanée ?

KB : Je crois que j'ai toujours improvisé dès que j'ai su me mettre au piano. De même que j'ai pratiquement toujours composé. C'est tardivement que j'ai improvisé en concert, une fois en manière de boutade, au Festival de Radio-France Montpellier, en 1996, pour un bis où j'ai prétendu jouer un Bartók méconnu… Par la suite j'ai presque systématiquement inclus des improvisations dans mes concerts en tant que pianiste. Remarquez qu'au XIXe siècle, tous les compositeurs étaient interprètes, et la plupart des virtuoses s'étaient au moins essayés à la composition. Aujourd'hui, c'est seulement à l'orgue que la tradition du compositeur-interprète-improvisateur a perduré, et encore… Que cela soit tombé dans l'oubli est très dommageable parce que cela a conduit certains compositeurs à écrire contre au lieu d'écrire pour l'instrument. Et une certaine flamme, une certaine énergie créatrice s'est perdue, du fait même qu'il n'y avait pas de rapport direct, physique, entre le créateur et l'instrument. Maintenant, ce que j'écris comme compositeur n'est pas ce que j'improvise : je considère que l'improvisation et la composition sont deux activités distinctes. Il peut y avoir un va-et-vient entre les deux, mais guère plus. Si je suis satisfait d'une improvisation, je peux être tenté d'exploiter dans la durée et à une plus grande échelle ce que j'ai conçu dans l'instant. Mais mon style comme improvisateur est en général plus marqué par la tradition que mon style comme compositeur.

RM : Justement, dans vos compositions, on a toujours affaire à un langage extrêmement tonal, langage aussi utilisé par Philippe Hersant, Thierry Escaich…. très tributaire du XIXe. Mais en début de cet entretien, vous reprochiez aux mouvements avant-gardistes de se comporter en artistes maudits du XIXe. Sortira-t-on un jour de la période romantique ?

KB : Effectivement, le Romantisme est le point aveugle des débats sur la musique contemporaine. Ce n'est pas un hasard : ce qui est devenu très à la mode depuis le Domaine Musical est de confronter les œuvres du passé avec des œuvres très contemporaines. De ces œuvres du passé, pratiquement aucune ne vient du répertoire romantique. On préfère s'aventurer à comparer avec des œuvres en-deçà de la période baroque : parfois Bach, très rarement les classiques, presque jamais les romantiques. (Je dis « presque jamais » car le 17 mai dernier, Radio France m'a consacré un portrait de compositeur où ma musique était mise en regard avec celle de Brahms. ) Avec les romantiques, la confrontation est intimidante et toujours problématique. Une des raisons en est que leur musique pouvait dessiner un paysage dans lequel le « moi » de l'artiste avait sa place sans nécessairement tomber dans le pathétique larmoyant ou l'hyper expressionnisme douloureux. Le risque, pour un compositeur d'aujourd'hui, c'est de conserver l'ego des romantiques, et de singer leur souffrance, mais sans leur génie…

RM : Mais quel est le problème ?
KB : Comme compositeur, il peut m'arriver de faire référence à la Renaissance ou au Baroque avec, par exemple, un rythme de sarabande, avec une musique très verticale qui peut faire songer au choral, ou encore avec des stylisations de sons de cloches. Il m'arrive aussi de faire référence à quelque chose qui ressemblera aux musiques populaires du temps de Stravinski ou Bartók. Mais si j'écris une œuvre en référence à un compositeur romantique, ce n'est pas le langage que je vais essayer de copier. La source d'influence sera autre : littéraire, poétique, formelle, notamment. C'est peut-être lié au fait que le Romantisme est la période de l'histoire de la musique où la tonalité est fonctionnelle : il y a des tonalités, des degrés, des cadences… J'ai beau être très soucieux de conserver un certain nombre de données dans ma musique, et notamment un vrai discours harmonique — ce qui me paraît absolument indispensable —, je ne suis pas un compositeur de musique tonale fonctionnelle (il y en a d'ailleurs extrêmement peu aujourd'hui). Si le Romantisme est le point aveugle des compositeurs contemporains, c'est peut-être parce qu'il représente à leurs yeux cette tonalité fonctionnelle qu'à peu près tous rejettent aujourd'hui.

RM : Dans votre catalogue d'œuvres — autre point commun avec les compositeurs cités plus haut —, peu d'électronique, d'électroacoustique, d'informatique. Une autre spécificité des tenants du langage tonal ?

KB : C'est à nuancer : j'ai écrit des pièces électroacoustiques, et je n'exclus pas, à l'avenir, d'utiliser des technologies de transformation du son, en temps réel ou non, pour amplifier tel ou tel geste orchestral. Simultanément, dans une pièce comme Paradis artificiels, j'essaie d'imiter des sons électroniques avec des procédés purement acoustiques.

RM : On se rapproche de l'Ecole spectrale alors…

KB : Oui. De , aussi. Dans certaines de ses pièces, on ne sait pas si on a à faire à un orchestre, à un synthétiseur ou à un mélange des deux.

RM : Parlons de futur immédiat : que représente pour un compositeur d'être mis à l'honneur d'un festival comme celui d'Auvers-sur-Oise ?

KB : Comme je le disais en début d'entretien, le salut de la musique contemporaine ne passera pas par des interprètes spécialisés mais généralistes. Dans le cas d'Auvers-sur-Oise, le paradoxe de la programmation est que le seul ensemble habitué au répertoire contemporain, le Jeune Chœur de Paris, ne jouera pas ma musique. Coïncidence ou choix esthétique de leur part, je ne sais pas… Bien sûr, pour un jeune compositeur comme moi, c'est une consécration que d'être joué par de grands musiciens. Mais c'est aussi, pour un public peu habitué à la musique contemporaine, l'occasion d'en découvrir, à dose homéopathique, et telle qu'elle doit être servie, c'est-à-dire entre deux pièces du répertoire. En plus, pour moi, ce sera l'occasion d'improviser sur des thèmes donnés par le public et de faire un accompagnement improvisé de ce chef d'œuvre du cinéma muet qu'est L'Aurore de Murnau. Et puis le calendrier tombe très bien : cela coïncide avec la sortie de mon dernier CD, justement consacré à l'improvisation, chez Intrada. En 2004, j'avais écrit une l'œuvre imposée, Sillages, pour Piano Campus, autre manifestation dont s'occupe Pascal Escande. Je suis content que Pascal Escande me renouvelle sa confiance en m'accueillant cette année comme compositeur invité du festival d'Auvers-sur-Oise, dont il est le directeur artistique.

RM : Ce CD d'improvisations à paraître, retour aux premières amours ?
KB : Très souvent, à l'issue d'un concert où j'avais improvisé, des amis ou des journalistes me demandaient si je ne regrettais pas de ne pas garder trace du concert : c'est à la fois le prix et l'inconvénient des improvisations que d'être dans l'instant. J'ai donc imaginé de faire ce CD en transposant le cadre du concert, c'est-à-dire en demandant des thèmes au public (forcément peu nombreux) présent lors de l'enregistrement. Ironie du sort : l'enregistrement s'est fait à l'IRCAM.

RM : Pour finir, que répondriez-vous à quelqu'un qui vous juge passéiste ?

KB : Tous les arts, et particulièrement la musique, sont affaire de mémoire. Celui qui vous traite de passéiste sera tôt ou tard l'objet de la même accusation de la part de son successeur. Donc gardons-nous de ce genre d'accusations faciles…

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