Clément Lefebvre dans un portrait subtil et contrasté du jeune Scriabine
Déjà signataire au disque de plusieurs réalisations de haut vol, Clément Lefebvre nous revient, cette fois chez la Dolce Volta, avec ce disque « Con eleganza », consacré à la production de jeunesse d'Alexandre Scriabine, portrait à la fois du compositeur alors à la croisée des chemins esthétiques, et de son interprète, aussi engagé que raffiné dans ses options musicales et pianistiques.
En quelques lustres à peine, Alexandre Scriabine a liquidé l'héritage musical romantique, puis créé au tournant du siècle, à partir de la Sonate n° 4 opus 30, un univers musical hautement personnel, fiévreux et lascif, brassant nouveautés harmoniques et visions poétiques symbolistes, avant de trouver sa voie, à partir du Poème de l'Extase, en une ultime phase créatrice (non représentée ici), interrompue par un décès précoce.
Mais ne nous y trompons pas : sur le plan purement musical, cette révolution esthétique, sans précédent ni descendance, s'est établie de manière progressive, de page en page, au gré d'une œuvre abondante et souvent passionnante, dévolue principalement au seul clavier. Clément Lefebvre nous propose d'explorer les fondements mêmes de ce parcours singulier au fil de ce remarquable disque, consacré pour l'essentiel à la première manière du compositeur. A côté de quelques œuvres-charnières de la jeune maturité du maître, composées au tournant du siècle (tels la Fantaisie opus 28 et les deux Poèmes opus 32) sont retenus la juvénile série des (superbes) huit Impromptus ou la Sonate n° 3 en fa dièse mineur opus 23 achevée en 1898, œuvre de « crise » et de mutation stylistique par excellence.
C'est par cette dernière que le pianiste a judicieusement décidé d'ouvrir les débats. Par ses ébranlements d'octaves liminaires, elle force l'écoute de manière irrépressible et presque obsessionnelle. Encore assez prolixe avec ses quatre mouvements, elle se veut parcours au travers de divers « états d'âme », selon le titre donné bien a posteriori par Tatiana de Schloezer, seconde épouse du compositeur. Le « programme » littéraire théosophique assez encombrant, attribué à Scriabine lui-même ne fut publié que posthumément et n'est pas repris dans la notice du présent enregistrement. Et pour cause, Clément Lefebvre préfère y trouver son propre parcours psychologique et immatériel d'interprète, par une sorte de voyage intérieur « très éprouvant » confie-t-il. Il donne, dans l'interview qui sert de notice, quelques clés et éléments personnels (par exemple sa récente paternité) qui ont pu guider ses options d'interprétation les plus intimes tout en souhaitant laisser à chaque auditeur le loisir d'y trouver ses propres résonnances profondes. Au-delà de toute anecdote, Clément Lefebvre architecture savamment le discours par un cinglant éclairage formel (Drammatico initial) tantôt avec une puissance tellurique quasi symphonique (au gré des mouvements extrêmes), tantôt avec un laconisme presque sardonique (Allegretto) ou un lyrisme effusif et une sonorité fondante (Andante). Mais au-delà du « geste » instrumental péremptoire, il souligne avant tout la profonde unité de l'œuvre – par l'usage de quelques leitmotive et de fondements harmoniques très pimentés hérités du langage chromatique wagnérien. Relativement peu fréquentée au disque en dehors des intégrales – et rarement objet d'un enregistrement séparé – cette sonate trouve ici sa version de référence qui éclipse, par exemple, complètement la superficielle et assez molle version de Yuja Wang (DGG, the Vienna recital) et rejoint au panthéon scriabinien la légendaire vision de Vladimir Sofronitski (1958, réédition chez Profil Hänssler), souffrant malheureusement d'une prise de son fruste et d'un instrument médiocrement réglé.
La Fantaisie en si mineur opus 28, de deux ans postérieure, beaucoup plus fréquemment enregistrée, résonne sous ces doigts inspirés comme un « souvenir » presque démesuré de cette sonate, en plus massif, plus exacerbé encore. L'interprétation quasi épique et fatale se veut à la fois très construite – par une lecture très dosée et analytique, magnifiée par une sonorité toujours ronde cristalline et contrôlée – mais aussi fulgurante dans la gestion d'un discours paroxystique, partagé entre tendre nostalgie et violence la plus éruptive.
C'est une très riche idée que d'avoir ménagé, entre ces deux œuvres assez tourmentées, un oasis de calme relatif, avec les huit Impromptus (quatre séries de deux composées entre 1891 et1895) – œuvres bien moins courues que les études, préludes ou mazurkas composés à la même époque. Ils sont très redevables à Chopin que Scriabine, jeune adulte, vénérait (surtout les deux premiers opus 7 notés à la Mazur, ou l'opus 12 n°2 résonnant tel un nocturne). Mais le jeune maître russe s'y affranchit progressivement de son modèle – par exemple au gré du tourbillon grisant et la polyrythmie de l'opus 12 n°1, le spleen baudelairien de l'opus 14 n°2. Clément Lefebvre rend pleinement justice à ces pages assez inexplicablement négligées au disque, et, non sans raison, envisage ces quatre mini-recueils enchaînés comme un grand cycle unique. Les tonalités s'y répondent comme par enchantement. Que n'empêche! Chaque impromptu y est ciselé avec imagination et raffinement de pensée (l'opus 10 n°1 si poignant par sa tristesse) ou de réalisation : citons la spontanée simplicité des deux à la Mazur de l'opus 7 ou de l'opus 14 n°1, la chorégraphie presque précieuse des gruppetti de l'opus 10 n°2, l'efflorescence de l'opus 12 n°1.
Pour conclure ce magnifique récital, Clément Lefebvre entrouvre la porte vers la seconde phase créatrice du compositeur, par les aphoristiques poèmes opus 32 – les premiers d'une longue série pièces de forme très libre, ayant leur propre logique interne et semblant pulvériser les réminiscences de tout modèle préétabli. L'interprétation du premier mène à une sorte de suprême apaisement rendu presque extatique par cette sensation de totale improvisation, en totale opposition au second, très lapidaire, et presque emporté par un enthousiasme dévastateur – une vision qui une fois encore rappelle celle de Sofronitski : noté con fiducia e con eleganza, il donne par cette didascalie, et à raison, son titre à l'album entier.
Enfin, distillée en guise de dernière pensée, la Valse en la bémol opus 38, jouée dans un tempo extrêmement retenu – la « plus que lente » scriabinienne ? – referme, sous ses dehors voluptueux, de manière languide et presque létifère ce somptueux programme, splendidement capté par les micros d'Alice Legros dans l'acoustique parfaite et précise de la Cité de la Musique et de la danse de Soissons.
Voilà sans aucun doute un très grand disque scriabinien, tant par son interprétation que par la sélection très originale des œuvres retenues, à recommander chaudement.










