Yo-Yo Ma et Sheku Kanneh-Mason : deux approches des œuvres pour violoncelle de Chostakovitch
Année Chostakovitch oblige, voici deux nouvelles parutions similaires par le répertoire, dédié au violoncelle, mais contrastées dans leur réalisation, entre YoYo Ma et Andris Nelsons à Boston d'une part, et le jeune Sheku Kanneh-Mason et John Wilson à Londres.
Yo-Yo Ma et Andris Nelsons dans de trop policés concertos pour violoncelle.
Andris Nelsons, à la tète du le Boston Symphony Orchestra, ponctue son imposant cycle Chostakovitch (une intégrale symphonique et concertante assez inégale doublée d'une intéressante gravure de Lady Macbeth du district de Mzensk) avec cet ultime volume consacré aux deux concertos pour violoncelle : pour ces œuvres voilà des versions « occidentalisées » dotées de tout le confort moderne, d'une approche directionnelle assez lisse voire mollement hédoniste car trop gourmande de sonorités flatteuses, au dépens de la dramaturgie de l'opus 107 ou de l'amère et morbide déréliction de l'opus 126. L'orchestre est certes rutilant à souhait – avec un exemplaire cor solo dans le premier concerto, une petite harmonie brillante ou des percussionnistes impeccables au fil du second – mais l'éloquence semble parfois tourner à vide, avec ci et là quelques baisses de tensions palpables ou d'évidents fléchissements de tempi peu justifiés par la partition (Allegretto de l'opus 107).
En accord avec cette approche plus coloriste que dramatique, la prise de son multi micros (trop) réverbérée, et assez panoramique restitue certes l'acoustique généreuse du Symphony Hall mais gomme toute noirceur incisive, enrobe quelque peu l'orchestre, et « gonfle » de manière excessive le medium grave de l'instrument soliste (notamment au gré de la cadence de l'opus 107).
Dans l'opus 107, Yo-Yo Ma peut-être comparé à lui-même à plus de… quarante ans de distance : il livrait en 1981 en totale osmose avec un Eugene Ormandy à la direction « motorique » très affûtée – l'un des derniers témoignages du maestro d'origine hongroise à la tête de « son » orchestre de Philadelphie – une version de référence de l'œuvre à la fois urgente et habitée, d'une plénitude sonore déjà très personnelle magnifiée par une totale maîtrise de l'archet. À l'épreuve du temps, notre soliste est moins frondeur ou impérial aujourd'hui, eu égard à sa première version iconique, notamment durant toute l'imposante cadence ou au gré du final aux traits ici parfois plus approximatifs ou gommés. Et si plastiquement le résultat sonore demeure assez convaincant, il manque à cette interprétation ce côté implacable (un allegretto liminaire privé de son rebond rythmique) entre tristesse amère (le moderato central ici beaucoup trop étale, joué quasi adagio) et affirmation de l'individu-soliste face à la masse orchestrale (au gré des temps extrêmes). La faute en incombe aussi et surtout à notre sens à la direction assez dénervée de Nelsons, souvent rhapsodique et trop lente. Chef et soliste se retrouvent quelque peu pour un final échappant enfin à cette torpeur pour le moins décalée.
Bien plus assumée et intéressante s'avère la vision plus introvertie de l'essentiel Concerto n° 2 opus 126 (1966). Yo-Yo Ma et Andris Nelsons jouent davantage la même partition et… beaucoup mieux la carte de l'intégration quasi chambriste du violoncelle au tissu orchestral, au gré d'un discours labyrinthique et kaléidoscopique. Le chef letton, plus concerné par l'œuvre, en restitue par le menu les aspects expressifs multiples et les climats mouvants les plus antinomiques : mais il en exacerbe aussi les formulations les plus ruptrices avec une véhémence une peu téléphonée (seconde moitié du largo liminaire, climax de l'allegretto final) et enjolive un peu trop l'allegretto central où l'ironie « post-mahlérienne » pourrait être plus grinçante. Yo-Yo Ma d'une intense ferveur exalte le sentiment morbide du largo initial dès son exorde – probablement inspiré au compositeur à la santé alors déjà défaillante par le décès de la poétesse Anna Akhmatova – ou la grise nostalgie de maints passages du final par la riche palette expressive de son jeu (notamment au gré des redites de ce rondo très libre aux mille changements d'humeurs) : nous lui reprocherions juste, au delà de cette versatilité émotionnelle assez réussie, juste ce souci plastique trop gourmé et une sonorité, trop capiteuse pour une partition parfois aussi austère que désespérément grise : la mariée est parfois trop belle !
Pour ce couplage, les versions autrement concernées de Heinrich Schiff en compagnie le fils du compositeur (Decca) entre Orient et Occident, de Natalia Gutman avec Temirkanov (RCA) de Truls Mörk avec Mariss Jansons (Warner) dans un ton plus uniment slave, voire la vision plus récente et universalisée, d'Alisa Weilerstein en compagnie de Pablo Heras-Casado (Decca) sont nettement préférables, sans oublier bien entendu les divers et généreux témoignages laissés par Mstislav Rostropovitch (par exemple avec Ormandy, déjà, pour le premier concerto chez Sony, ou Ozawa, à …Boston, pour le second chez DGG).
Sheku Kanneh-Mason dans un programme passionnant, portrait musical en creux de Mstislav Rostropovitch.
Pour son premier disque, publié voici déjà huit ans dans la foulée de son prix BBC Young musician Award, Sheku Kanneh-Mason, alors âgé de dix-huit ans, avait gravé une version certes juvénile mais très habitée du premier concerto de Dimitri Chostakovitch en compagnie du City of Birmingham Symphony Orchestra placé sous la direction de Mirga Gražinytė-Tyla : un disque à destination « tout public », juste desservi par le couplage assez inepte nous valant une série d'arrangements et d'adaptations parfois très kitsch.
Le jeune violoncelliste revient aujourd'hui, après quelques disques très réussis, à son compositeur fétiche pour un programme globalement bien plus exigeant. En marge d'une courte tournée au Royaume-Uni en compagnie du Sinfonia of London dirigé par son (re)fondateur John Wilson, il fixait en une seule journée de studio, en octobre dernier, une version très personnelle et bien plus réussie que sa concurrente ci-dessus chroniquée du Concerto n° 2 opus 126.
L'incipit soliste – ici donné sotto voce -instaure d'emblée un climat mi-intime mi-plaintif – et dès les premières répliques (des cordes graves nocturnes et menaçantes, une harpe « lunaire », la noirceur des pupitres graves de la petite harmonie), une totale connivence musicale et une osmose spirituelle s'établissent entre violoncelliste et chef. Plutôt que l'onctuosité ou l'éloquence de Yo-Yo Ma, Sheku Kanneh-Mason privilégie ici les contrastes expressifs et la dramaturgie discursive, dans des tempi plutôt soutenus – entre désolation douce-amère et violence lapidaire… quitte à brusquer notre écoute par une sonorité parfois râpeuse voire délibérément engorgée dans l'aigu de son Goffriler (à 3′ du largo liminaire) ou à oser une justesse expressive assez relative (au climax du même largo à partir de 8'10 »).
Il trouve le ton exact, entre persiflage et lamentation torturée de l'Allegretto central et nourrit son interprétation très creusée du vaste et énigmatique final par une profonde réflexion sur les risques techniques consentis, sur l'agencement des phrasés, sur les variations de sonorités, voire sur les légères mais indispensables fluctuations de tempi au gré des divers couplets-épisodes. Sous cet archet inspiré, et malgré quelques approximations d'intonation, l'œuvre gagne ici en impact émotionnel ce qu'elle perd en séduction sonore immédiate.
Le Sinfonia of London – le troisième orchestre du nom en 70 ans – a été totalement refondé en 2018 par son chef permanent John Wilson et a maintenant sa saison musicale publique autonome : il réunit les meilleurs instrumentistes du Royaume-Uni (et même d'Europe) travaillant sur invitation : mais bien plus qu'un grand ensemble de super-solistes tel qu'il est parfois décrit par la presse britannique, l'orchestre est d'une grande cohésion et d'une identité sonore propre toujours en exact rapport avec l'œuvre interprétée : dans ce concerto, il n'a rien à envier à « l'idéal standard » de son rival bostonien. La direction millimétrée de Wilson instaure au gré des temps extrêmes une tension croissante par une mécanique précise et naturelle d'emboîtements des tempi, toujours avec un grand souci de l'intégration dialogique du soliste au sein d'un discours parfois très éclaté, sans pour autant oublier la trouble goguenardise de l'allegretto central, citant une chanson populaire d'Odessa, private joke du compositeur envers le destinataire de l'œuvre Mstislav Rostropovitch.
Mais la vraie révélation de ce disque en est le volet chambriste conçu en hommage à ce grand violoncelliste russe. Une solide amitié liait celui-ci avec le compositeur (mais aussi pianiste et chef d'orchestre) Benjamin Britten. C'est donc une riche et cohérente idée que d'avoir contrepointé le second concerto de l'autre ami, Chostakovitch, avec la Sonate opus 65 du compositeur anglais. Sheku Kanneh-Mason est rejoint par sa sœur Isata. Ils ont capté l'oeuvre au Snape Maltings Concert hall, dans le Suffolk, là où le compositeur et son interprète d'élection l'ont également enregistrée en 1968. Le duo aussi fraternel que fusionnel de Sheku et Isata livre une interprétation d'une intelligence et d'une finesse rares de cette œuvre aussi disparate (le scherzo pizzicato ou la marcia) et presque insaisissable (la funèbre élégie centrale) que délicate dans sa mise en place (le premier mouvement très éclaté, le preste final mouvement perpétuel), juste un peu plus retenue de tempi que celle des créateurs, sans jamais donner l'impression de pesanteur. Elle rejoint par son à propos la superbe version, très engagée, de Truls Mørk en compagnie de Havard Gimse (Alpha).
Pour conclure ce disque au minutage très généreux, nous retrouvons les frère et sœur… et Dimitri Chostakovitch pour une intéressante version de la Sonate opus 40 – dédiée il est vrai en 1934 à Viktor Kubatski, mais souvent jouée et enregistrée par « Rostro » en compagnie du compositeur : la présente version nous semble juste un peu moins aboutie dans sa réalisation technique et musicale, mais elle vaut le coup d'oreille, ne serait-ce pour ses ambiances climatiques très contrastées… l'allegro non troppo initial prenant presque ici une allure française, fauréenne, par les demi-teintes chamarrées d'un piano très coloré. Si la verve insolente et parodique des deux allegros, mouvements pairs, d'inspiration quasi mahlérienne, sont au rendez-vous, le sommet de cette interprétation demeure toutefois le vaste et pénultième largo, d'une élégiaque noblesse de ton, malgré quelques petites fébrilités d'intonation du violoncelliste,
Voilà un beau disque, au pari un peu risqué, qui rejoint, par d'autres voies le disque au sommet de Sol Gabetta proposant le même couplage Chostakovitch avec la regrettée Mihaela Ursuleasa – RCA, Clef ResMusica) sans la sonate de Benjamin Britten.









