Norma à Toulon : chanter sur les braises
Le plein air sied à l'Opéra de Toulon qui aligne les réussites à Châteauvallon. Après Cav/Pag mis en scène par Silvia Paoli l'an dernier, c'est au tour d'Emmanuelle Bastet de réussir un quasi sans fautes dans l'exercice frustrant de la mise en espace.
L'opéra étant un art total, comme il n'est pas inutile de le rappeler à l'orée d'une saison qui aligne nombre de versions de concert dans tout l'Hexagone, la curiosité l'emporte sur l'appréhension : Emmanuelle Bastet va-t-elle réussir à imprimer sa spécificité dans cette Norma annoncée comme une mise en espace ?
Une première réponse est donnée dès le moment où le spectateur pénètre dans l'amphithéâtre à ciel ouvert du sommet duquel on peut contempler la Méditerranée dans le lointain, mais aussi le très beau dispositif prévu pour le spectacle. Méconnaissable, le plateau à l'antique de Châteauvallon, qui avait si bien réussi à Silvia Costa, a été emballé façon Christo par Tim Northam d'une toile-miroir appelée à magnifier en les dédoublant celles et ceux appelés à en fouler la surface, le jeu d'orgues de François Thouret faisant le reste : parer d'incessantes moirures bleutées (après son superbe Mitridate en bleu, peut-on déjà parler de « bleu Bastet » ?) ce dispositif transpercé à la verticale par ce que l'on prend tout d'abord pour une rangée de cyprès s'élançant dans le soir qui tombe. Un très bel écrin que l'on ne se lassera jamais d'admirer (les arbres faisant feu de toutes les sources lumineuses pour projeter de longues ombres rasantes) et que n'auront plus qu'à habiter à tous les sens du terme les personnages de Bellini, sobrement vêtus de noir, les héroïnes féminines étant seules autorisées à la couleur dans le délétère de cet univers masculiniste qu'Emmanuelle Bastet n'oublie pas d'égratigner au passage.
D'aucuns pourront trouver fruste le Pollione en marcel ultra-testostéroné de Matteo Facier (n'est-ce pas le lot du personnage ?), qui n'est effectivement pas sans générer quelque inquiétude avec sa prime volonté d'en découdre avec les décibels, à un point tel que sa mémoire s'en trouve déstabilisée, mais qui parvient néanmoins à très bon port, ce qui n'était pas donné d'avance après un tel début. Après le redoutable Casta Diva, où sa voix tendue par le suspense semble trahir déjà le dilemme qui agite la vestale, Salome Jicia, qui n'était pas l'interprète initialement prévue, délivre une prestation de très haut vol : les notes filées, et plus encore la finesse des attaques, sont admirables. Son Adalgisa (très émouvante Emily Sierra) évolue sur les mêmes cimes. Les longs duos des deux femmes sont des moments suspendus où, à l'aune de leur alliance contre l'envahisseur masculin, les deux chanteuses semblent se confier l'une à l'autre leur art respectif. La Clotilde de Kaarin Cecilia Phelps se joint harmonieusement à ce tableau de la sororité malmenée. Orovese à la fois clair et profond, Önay Köse n'est pas loin de basculer dans ce très intense côté féminin de la force. Même ayant si peu à chanter, le Flavio d'Alexander Marev n'en tient pas moins la dragée haute à Pollione : tant de fougue ardemment projetée autorise à imaginer déjà qu'un jour les rôles pourraient être amenés à s'inverser. En attendant, la nuit profonde s'est abattue sur la forêt d'Irminsul dont les arbres semblent à présent calcinés : peut-être par Pollione et Flavio qu'Emmanuelle Bastet autorise, au dam d'une partie du public, à « s'en griller une » au pied d'un cyprès.
Après que les cigales se sont tues et qu'elles ont passé le relais à de plus sporadiques batraciens, l'orchestre parvient à faire entendre la très subtile direction d'Andrea Sanguineti : un sens des silences, des pizzicati, du fracas des timbales, de la spatialisation (tant celle de la banda que celle du chœur), de l'écoute des chanteurs (même si ces derniers lui tournent le dos !). La version choisie évacue l'ineffable conclusion avec harpe du percutant Guerra, guerra ! Très belle prestation également d'un chœur de l'Opéra de Toulon qu'on crut mort quelques trop longues semaines durant cette saison qui s'achève, mais qu'on aurait souhaité davantage regardé par Emmanuelle Bastet : le finale entre autres, au cours duquel, du premier rang devant le public, il se transforme en tribunal populaire, aurait vraiment gagné en puissance, si aux trop rares index pointés vers la transfuge amoureuse s'était joint l'ensemble des autres.
Ce regret excepté, la ligne claire de cette Norma mise en espace sans enfants et sans autres accessoires qu'une coupe et un poignard donne au final le sentiment d'avoir assisté à une mise en scène dont le concept à l'os s'offre même le luxe d'une ultime révélation au moment où l'on comprend enfin, après que la forêt de pins naturels qui sert de fond de scène à Châteauvallon est passée du bleu au rouge, que les cyprès calcinés étaient en fait les flammes pétrifiées du bûcher sur lequel, depuis le début, Norma, à son insu, se consumait en chantant.











