Le legs discographique irradiant de Désiré-Émile Inghelbrecht
Sous label Erato définitivement adopté par Warner Classics pour ses productions essentiellement à caractère français, dont historiques, voici enfin ce qui est considéré comme l'intégralité des gravures studio léguées par l'immense chef d'orchestre français Désiré-Émile Inghelbrecht (1880–1965), accomplies pour le groupe Pathé-Marconi, en l'occurrence Pathé, Ducretet-Thomson et Columbia, et augmentées d'enregistrements de concert publiés par le label Erato d'origine.
Lorsque le discophile évoque un chef d'orchestre ayant été proche de Debussy pour l'exécution de ses œuvres, le premier venant à l'esprit est bien sûr Ernest Ansermet (1883-1969) qui dans ses multiples enregistrements a livré, avec l'aval du compositeur, ses versions personnelles : on songe notamment à l'entrée initiale « modifiée » des chœurs dans Sirènes des Nocturnes, ou l'ajout de trompettes déclamatoires dans Dialogue du vent et de la mer, sous fond de cordes semblant paralysées sans elles. Inghelbrecht, peut-être encore plus proche de Debussy, semble ne pas avoir utilisé ces modifications, mais à l'inverse d'Ansermet ayant reçu le support d'un prestigieux label audiophile (Decca) pour lequel il a gravé l'équivalent d'environ 110 CD, Inghelbrecht n'a pas bénéficié des mêmes conditions techniques (malgré la présence d'André Charlin à la console pour Ducretet-Thomson) et du même nombre de gravures, ne nous léguant en studio que l'équivalent de 5 CD pour l'ère du 78 tours et 9 CD pour celle du microsillon : la différence est trop cruelle !…
Quoi qu'il en soit, ce beau coffret est divisé judicieusement en trois sections, et précisons d'emblée qu'Inghelbrecht n'ayant jamais enregistré pour le label Erato d'origine, ce dernier avait publié en 1984 à titre posthume un coffret de trois microsillons de ses enregistrements de concerts publics par la Radiodiffusion Française (ERH 160113) consacrés à Debussy, honorant du même coup le cinquantième anniversaire de l'Orchestre National de France, et dont nous retrouvons ici tout le superbe programme en troisième section live, aux deux derniers CD 15 et 16. Les CD 10 à 14 inclus constituant la deuxième section – l'ère du 78 tours – contiennent même en première l'intégralité des vieilles cires (les légendaires Pathé-Art aux couleurs chatoyantes de l'artiste français François-Louis Schmied (1873-1941) … et aux forte frisant souvent la saturation !…) alors que seuls les Nocturnes de Debussy (Pathé, 1934) avaient reçu auparavant l'honneur de rééditions en CD.
Quant à la première section de cette édition – l'ère du LP, la plus connue – elle est d'or pur ! Notamment par la présence des gravures incomparables des œuvres lyriques : la cantate sacrée L'Enfant prodigue (1884) ; le poème lyrique La Damoiselle élue (1888) ; le mystère Le Martyre de saint Sébastien (1911) ; le Noël des enfants qui n'ont plus de maison (1915) idéalement orchestré par Inghelbrecht lui-même, sont autant de références absolues. Et quel plaisir de retrouver parmi les interprètes les regrettés Devy Erlih (1928-2012), violoniste d'une classe et d'une dignité irréprochables dans la Symphonie Espagnole (complète) d'Édouard Lalo ; Henri Legay (1920-1992), ténor lyrique au timbre si lumineusement naturel ; ou André Falcon (1924-2009), comédien français véritablement halluciné, possédé dans le Martyre…
Dans cette ère du LP, l'éditeur rend en fait un double hommage, en premier lieu bien évidemment à cet immense musicien que fut Désiré-Émile Inghelbrecht, disparu il y a juste soixante ans, mais également à un courageux bien que modeste label français, Ducretet-Thomson, qui a beaucoup œuvré pour la musique française, à commencer par la légendaire intégrale de l'œuvre pour orgue de Messiaen par le compositeur, arrêtée à la date de l'enregistrement de 1956 ; le Roi David d'Arthur Honegger dirigé par l'auteur en 1951 ; une anthologie Ravel sous la baguette de Pedro de Freitas Branco (1896-1963) ; un florilège de musique française dirigé par le trop oublié Ernest Bour (1913-2001), souvent accompagné de l'excellent pianiste Daniel Wayenberg (1929-2019), à rééditer d'urgence, de même que les superbes gravures du chef hongrois László Somogyi (1907-1988) etc. etc.
Créateur de La Tragédie de Salomé (1908) de Florent Schmitt ; la Marche écossaise (1913) et la Boîte à Joujoux (1919) de Claude Debussy ; Les Mariés de la Tour Eiffel (1921) du Groupe des Six ; L'Homme et son désir (1921) de Darius Milhaud ; dirigeant les chœurs dans la première du Martyre de saint Sébastien (1911) de Claude Debussy, Inghelbrecht est choisi pour fonder l'Orchestre National de la Radiodiffusion Française en 1934 – actuel Orchestre National de France – qui révélera de légendaires interprètes : Fernand Dufrène, flûte ; Jules Goetgheluck, hautbois ; René Plessier, basson ; Louis Courtinat, cor ; Henri Bronschwak, violon et Jacques Neilz, violoncelle. Sans aucun doute nous les retrouvons ici présents dans les enregistrements LP, tout comme ils nous laissent avec l'orchestre d'innombrables captations vidéo (en noir et blanc !) dès les années 50-60 par l'(O)RTF.
Si l'on désire découvrir Inghelbrecht dans un répertoire autre que français, il convient de se tourner vers les 78 Pathé-Art correspondant aux années Pasdeloup du chef d'orchestre (1928-1932) : Wagner, Richard Strauss, Robert Vollstedt, Borodine, Rimski-Korsakov, Liadov sont au programme. Mais il semble bien que l'Orchestre des Concerts Pasdeloup soit parfois mal à l'aise avec le procédé électrique d'enregistrement de Pathé qui, après tout, en était encore à ses balbutiements… Toutefois c'est sous ce format 78 tours que la délicieuse Nursery suite d'Inghelbrecht compositeur est la plus complète, et que l'on peut bénéficier d'une gravure bien trop rare d'une œuvre d'Elsa Barraine (1910-1999), toujours scandaleusement négligée par le disque…
Si ce coffret reprend avec bonheur les excellents transferts du label anglais Testament, le reste a été idéalement accompli par le remarquable Art & Son Studio de Christophe Hénault à Annecy, et il convient de saluer l'intelligence avec laquelle Warner a restauré l'ordre initial des œuvres tel que sur microsillons originaux, tout en exploitant au mieux la durée du CD, toutefois avec pour seul inconvénient d'isoler Iberia des Images, son triptyque original.
Warner France serait bien inspiré de rééditer urgemment – avant d'irréversibles dégradations des bandes originales… – le legs discographique de Pierre Dervaux et Georges Tzipine, grosses pointures de Pathé-Marconi…










