Le formidable envol de la musique, là-haut, à Marvão
À un peu plus de deux heures de Lisbonne, touchant presque l'Espagne, le village perché de Marvão concentre chaque été une activité musicale hors normes. La onzième édition du Festival International de Musique qui vient de s'y achever a été essentiellement consacrée, cette année, à la musique de chambre et la voix.

À plus de 800 mètres d'altitude, le visiteur découvre un horizon sans fin depuis le rempart de la cité édifiée par les maures il y a fort longtemps : la plaine de l'Alentejo est à ses pieds, offrant à la vue sa campagne, cet océan de verdure où poussent chênes-lièges, vignes et oliviers, les richesses locales, et où se cachent des trésors de l'époque paléolithique. Pour l'instant y règne le silence. Marvão s'anime doucement. D'une beauté à couper le souffle, ce n'est cependant pas un de ces villages pittoresques arpentés d'une foule de touristes. Point de boutiques d'artisanat en enfilades dans ses longues rues aux maisons blanches soulignées de granit, seulement un café et sa terrasse, une petite poignée d'hôtels et de restaurants et une épicerie où l'on peut acheter une huile d'olive d'exception et de très bons vins du terroir.
Christoph Poppen, le violoniste et chef allemand, et son épouse la soprano Juliane Banse y ont apporté la musique il y a onze ans, et pour la servir y invitent une foule de musiciens réputés venus de partout dans le monde. Cette année, ceux-ci s'y sont installés neuf jours durant, formant comme une famille, répétant ensemble dans des formations diverses, suivant le répertoire donné en concert. La voix s'y mêle, bien sûr celle, émouvante, de Juliane Banse, mais aussi celles, superbes, de la mezzo-soprano Catarina Sereno et du baryton Unai de la Rosa Hernández, lors du grand concert inaugural dans la cour à ciel ouvert du château et au fil de la programmation d'une richesse à faire pâlir bien des festivals. Certains jours il y a jusqu'à quatre concerts, de onze heures à vingt-trois heures ! Comme ce samedi, où l'église Nossa Senhora da Estrela construite en 1698 en contre-bas du village s'est remplie au matin d'un public venu écouter le chœur Officium Ensemble de Pedro Teixeira dans des chants inédits de compositeurs portugais des XVIe et XVIIe siècles, rapportés de la Cathédrale d'Evora. Cet ensemble déjà entendu les années passées semble s'être encore bonifié, rassemblant des timbres riches au sein de ses pupitres parfaitement équilibrés. La direction précise et sensible de son chef dessine avec la plus grande netteté les contours de cette musique, modelant ses intonations.
Fort de son attrait, le concert d'après-midi consacré à Maurice Ravel, initialement prévu dans la petite église Sāo Tiago, a été déplacé dans cette même église pour accueillir le public en surnombre. Il aura son pendant le lendemain à la même heure, mais à São Tiago, avec Claude Debussy, tous deux mêlant musique de chambre et mélodies des compositeurs français. Le premier réserve de belles surprises, nous faisant d'abord découvrir le quatuor Malion dans le Quatuor à cordes de Ravel, joué avec fluidité, lyrisme et caractérisation des couleurs, puis Unai de la Rosa Hernández, le baryton entendu dans des duos vocaux la veille au château, interprétant ici le cycle Don Quichotte à Dulcinée puis trois des Histoires Naturelles. Dans un français dépourvu d'accent et une diction que l'on devine impeccable, du fait de l'élocution un peu noyée par l'acoustique de l'église qui convient mieux au chant choral et aux petits ensembles instrumentaux, il chante Ravel de son timbre agréable, avec beaucoup d'à propos et de finesse, d'humour aussi. La Sonate pour violon et piano est bien menée par Lena Neudauer et Connie Shih, deux jeunes artistes inconnues chez nous, tout autant que l'Introduction et Allegro pour harpe, flûte clarinette et quatuor à cordes, conduite de l'archet de Christoph Poppen. S'y distinguent le violoncelle d'Aurélien Pascal et l'alto de Nicolas Garrigues, tous deux impeccables dans l'expression comme dans le style, mais aussi la clarinette d'Horácio Ferreira, un interprète d'une musicalité rare que nous avions admiré il y a deux ans dans une création de Ferran Cruixent.

Alors que le jour décline on se rend au château, comme la veille, pour un voyage chez Tchaïkovski et sa musique de chambre. Pas une des 500 chaises disposées dans la cour n'est restée vacante bien qu'un vent frais se soit levé, qui fait apprécier les plaids oranges offerts par un important mécène du festival. Les aigles planent longuement haut dans le ciel au-dessus de nos têtes. Le quatuor Malion est là à nouveau sur scène jouant d'abord le Quatuor à cordes n°3 op.30 puis Souvenir de Florence op.70 en sextuor avec en renfort Nicolas Garrigues et Aurélien Pascal. Kevin Zhu au violon, Bruno Philippe au violoncelle et Samson Tsoy au piano, interprètes de haut vol du Trio en la mineur op.50 font sensation par la beauté et l'intensité expressive de leurs jeux respectifs, la façon dont ils font dialoguer leurs instruments sans jamais laisser tomber le fil de leur musicale et passionnante conversation. La soirée se termine fort tard dans la citerne du château vide de son eau, avec les mélodies de Lili et Nadia Boulanger.
L'après-midi du lendemain, dans l'église São Tiago, Debussy est à l'honneur avec plusieurs de ses pièces, comme Lyrinx jouée avec poésie par la flûtiste Sónia Pais, la charmante Petite suite pour piano à quatre mains par Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy, la Sonate pour violon et piano ainsi que la Sonate pour violoncelle et piano où à nouveau Kevin Zhu et Bruno Philippe se distinguent par la qualité de leurs jeux, la beauté de leurs sons. La mezzo-soprano à la voix souple et au timbre doux et rond est, elle, remarquable dans les Cinq Poèmes de Charles Baudelaire. Le concert s'achève superbement avec la Sonate pour flûte, alto et harpe (celle de Carolina Coimbra).

Il faut descendre à nouveau à l'église N. Sra. da Estrela pour entendre deux interprètes bien connus dans des lieder de Mendelssohn – Félix et Fanny – de Johannes Brahms et de Franz Schubert. Christoph et Julian Prégardien sont accompagnés par la pianiste Silke Avenhaus, rompue à l'art de l'accompagnement du chant qu'elle dépasse ici dans son jeu engagé, tel un deuxième ou troisième personnage selon que le père baryton et le fils ténor chantent seuls ou conjointement, fondant leurs voix dans la même émotion, la même communion. On retiendra notamment le bouleversant lied Im Abendrot de Schubert pour ne citer que lui. Quelle justesse dans l'expressivité, quelle façon de respirer, de dire musicalement le texte sans appuyer ses mots plus que nécessaire, quelle beauté vocale et quelle perfection du legato ! Émouvant et enveloppant aussi ce bis secrètement espéré, Nacht und Traüme de Schubert qui, chanté en duo, vient conclure poétiquement le récital, nous glissant dans la douceur de la nuit.
On quitte avec regret le village et son festival, son ambiance si magique (et ici le mot n'est pas galvaudé !) mais on emporte un souvenir intense et précieux de ses moments comme de la ferveur de ses protagonistes – créateurs et musiciens – et de son attachant public. Là-haut, à Marvão, loin des tourments du monde, tout n'est qu'ordre et beauté…









