Aux Musicales de Blanchardeau, la musique de chambre n’a pas d’âge
Transmis par sa fondatrice, la très regrettée Annick Gaillard, à Cornelia Lindenbaum-Desdoigts, l'incontournable rendez-vous de la musique de chambre en Côtes d'Armor se concentre dans la seule église de Pléguien mais continue d'offrir d'intenses émotions chambristes. Et ce, sur plusieurs générations d'artistes : Élise Bertrand et le Trio Arnold, Pierre Fouchenneret, Romain Descharmes, Xavier Phillips, en passant par les Modigliani.
Jeunes talents de la Fondation Gautier Capuçon
De la première édition des Musicales consacrée en 2018 aux Jeunes Talents, la violoniste-pianiste-compositrice Élise Bertand revient aux Blanchardeau auréolée de sa nomination « Révélation » aux Victoires de la Musique 2024. On retrouve la délicatesse de son violon en première ligne d'un premier trio de Chostakovitch aux contrastes marqués : archet à peine effleuré, jeu mature et partageur avec le violoncelle affirmé de Lisa Strauss et le piano musclé de Karen Kuronoma. Cette dernière s'empare ensuite en solo de L'Isle joyeuse : quel contraste entre la crâne interprétation de la jeune pianiste jamais noyée dans le maelström debussyste et la « rigolote » qu'elle sait être quelques secondes avant, lorsqu'elle joint le geste à la parole (revolver imaginaire sur la tempe) pour narrer de façon hilarante le contexte compositionnel de cette pièce née de la passion de Claude-Achille pour Emma Bardac, passion qui servit de mèche à la tentative de suicide de l'épouse du compositeur. Les trois jeunes artistes révèlent des trésors de musicalité conjointe sur le Trio n°1 de Mendelssohn, adoubé par Schumann en « plus beau trio qui existe » dont elles saisissent bien le lumineux classicisme du Molto allegro, la mélancolie souriante de l'Andante. Mais entre Debussy et Mendelssohn, le festival – un brin plus contemporain cette année – aura laissé carte blanche à Élise Bertrand. La violoniste déploie une autre corde de son arc : la composition. Son prenant « Elles. Venuses illuminées. Notre métamorphose » est un duo piano/violoncelle d'une petite dizaine de minutes dont la densité émotionnelle entre Fauré et Rachmaninov, le profond lyrisme contenu (registre grave du piano très sollicité) captivent de bout en bout. La pièce, commande du Festival d'Auvers-sur-Oise, a été composée pour deux musiciennes, l'une russe, l'autre ukrainienne : la « métamorphose » du titre faisant bien évidemment figure d'ode à celle que peut produire la musique par delà les frontières physiques mais aussi idéologiques. À bon entendeur…
Les Modigliani de Schubert à Beethoven
Après leur magnifique intégrale des quatuors de Schubert, il ne serait pas étonnant que les Modigliani se lancent dorénavant dans ceux de Beethoven tant leur interprétation du Premier quatuor opus 18 et du deuxième Quatuor Rasumovski opus 59 tiennent en haleine le public des Blanchardeau qui, probablement la mémoire encore pleine de leur prestation in loco en 2022, a littéralement envahi l'Église de Pléguien. « C'est seulement maintenant que je sais écrire correctement des quatuors », avait déclaré Beethoven (qui venait pourtant d'écrire sa Première Symphonie et le très beau Christ au Mont des Oliviers) après n'avoir eu de cesse de remodeler ce premier d'une série de six en hommage aux six que Mozart avait dédiés à Haydn. Les trois compositeurs semblent de fait réunis dans l'Allegro con brio initial, mais le jeune Beethoven impose déjà sa marque dans le très bel Adagio, écrit avec des esquisses pour un Roméo et Juliette dans le viseur. Même si l'on est encore très loin de la désolation du Molto Adagio du plus tardif Rasumovski, de son Allegretto au trio quasi mahlérien, de son très tendu Presto final, ce qui frappe dans l'interprétation des deux œuvres, encore plus que l'élémentaire et tranquille beauté apollinienne du son des Modigliani, c'est la gestion des nombreux silences dont Beethoven a parsemé ses partitions. Les silences d'un compositeur, de quatre interprètes, et même d'un public estival retenant son souffle avant de laisser longuement fuser son enthousiasme.
Le Trio Arnold : Passé et Présent
Retour aux Musicales également pour le jeune Trio Arnold. Un programme d'un lumineux classicisme aux antipodes d'un nom en hommage à Arnold Schoenberg. Les musiciens des Arnold se retrouvent de temps à autre pour rappeler aux oublieux l'existence de ce répertoire spécifique qu'est le trio pour cordes seules. Mozart n'a pas terminé son K Anh.66, bref instant de musique qui donne à la fois le ton du son Arnold et celui d'une soirée presque intégralement souriante. A peine une ombre au tableau du D 581 de Schubert, que les trois jeunes gens nimbent d'un lumière encore mozartienne. L'Opus 3 de Beethoven, son premier essai pour cordes seules, bien qu'encore très proche des divertimenti du passé avec ses six mouvements, révèle une inspiration déjà remarquable (notamment son très séduisant Andante, très bien rendu par les instrumentistes, comme le joli effet de vieille à roue sur le second Menuet). La seconde incursion contemporaine (dix minutes pas plus) que le Festival s'autorise recueille une franche adhésion de la part d'un public encore très (trop ?) friand de classicisme : Insight, de la compositrice bulgare Bobrinska Tabakova, envoûte d'abord avec ses mystérieuses tenues de cordes, avant de tester malicieusement les oreilles du public en désolidarisant les lignes jusqu'à la dissonance. Fausse alerte : la pièce revient à un classicisme consensuel que tente même un folklore venu du fond des âges. Ses trois parties soudées (la section centrale brise l'immobilisme général) questionnent la forme même du trio, dont elle convie ses trois instrumentistes à ne sonner que comme un seul, explique en préambule Manuel Vioque-Judde. Mystérieuse, d'une beauté possédant sa propre singularité, la pièce, comme celle de ses illustres aînés, est très bien rendue par la finesse de touche d'un ensemble dont on avait loué en 2023 la précoce maturité.
Pierre Fouchenneret, Romain Descharmes, Xavier Phillips : l'Union Sacrée
« L'Union Sacrée, parce que ce sont de sacrés artistes », avait déclaré Cornelia Lindenbaum-Desdoigts : Fouchenneret, Descharmes, Phillips font carrément figures de vétérans d'une manifestation qui les a déjà beaucoup invités. Mais jamais encore les trois ensemble. Si l'on garde en mémoire la bouleversante complicité du violoniste et du pianiste (2019, 2022, 2024), sûr qu'il en ira de même pour celle qui aura rassemblé ce soir trois artistes parmi les plus intéressants de l'époque. Fouchenneret, c'est un violon dont l'engagement tire les larmes ; Descharmes, un piano symphonique ; Phillips un violoncelle à l'autorité des grands sages. Installés confortablement sur les arpèges liquides du piano, les trois virtuoses convoquent Schubert en charmeurs de serpents pour un Notturno dont la beauté ineffable calme toutes les velléités de critiques quant à la musique dite « grande : c'est pour mieux faire avaler aux néophytes la « couleuvre » d'un Trio de Tchaïkovski encore trop méconnu et qui est une révélation pour beaucoup. Impossible ce soir de ne pas reconnaître définitivement à ce Trio opus 50 « dédié à la mémoire d'un grand artiste », – le pianiste Nikolaï Rubinstein (frère d'Anton)-, son statut d'immense chef-d'œuvre. Introduit et refermé au moyen d'un des plus beaux thèmes tchaïkovskiens par le piano cinémascopique de Descharmes (la voix du défunt), vite rejoint par le son ardent du Gofriller de Phillips et le violon éploré et déchirant de Fouchenneret (celles de ses deux amis : Nadjeda von Meck et Piotr Ilitch Tchaïkovski), le torrent de lyrisme de cet imposant Tombeau de cinquante minutes, s'éteignant dans le lointain comme une marche funèbre, est de ceux qui, dès la première audition font fondre les cœurs les plus secs. On pensait tenir avec les Modigliani le sommet des Musicales. Erreur. Et il reste encore deux concerts : l'un autour de Gary Hoffmann, l'autre d'Abdel Rahman El Bacha…









