Curiosité et exigence aux 22e Musicales en Coteaux de Gimone
Pour sa 22e édition le festival des Musicales en Coteaux de Gimone a fait à nouveau œuvre d'audace par une programmation exigeante dans des petits villages du sud du Gers avec un succès public constant. Cette année, l'accent était mis sur les rapports entre la musique et le langage avec des œuvres présentant des liens forts avec la littérature.

C'est avec un culot certain que le pianiste François Dumont, également directeur artistique du festival, a joué l'intégrale des Harmonies poétiques et religieuses de Liszt, dans la salle du Préau de Villefranche d'Astarac, en avant-première de son récital au festival Radio France Occitanie Montpellier. En outre, il avait fait appel au comédien Claude Duparfait, qui disait le poème de Lamartine en regard des dix pièces de Liszt.
Loin d'être le plus abordable, ce cycle, dont la gestation s'étire sur une vingtaine d'années est le plus important que Liszt a composé pour le piano, avec les Années de pèlerinage. Il y dévoile une dimension mystique, sous le signe de la poésie universelle de Lamartine. Liszt transpose ses vers en musique dans un cycle glorieux et intimiste. Après un premier essai en 1833 autour de l'harmonie Bénédiction de Dieu dans la solitude, qui deviendra Pensée des morts, il reprend l'ouvrage en 1847 en ajoutant les huit autres parties du recueil. Bénédiction de Dieu dans la solitude devient l'une des pièces maîtresses du cycle, avec cet autre pilier qu'est Funérailles, composé en 1849 juste après la mort de Chopin, à la mémoire de trois aristocrates hongrois tués au cours de la révolution de 1848. « Élevez-vous, mêlez-vous au fracas des flots », dit le poème de Lamartine.

Dans les autres pièces, Dieu se confond avec la nature comme dans Invocation, puis la musique se fait prière avec Ave Maria, Pater noster ou Hymne de l'enfant à son réveil. Notons que pour Ave Maria, Claude Duparfait s'écarte du texte de Lamartine pour déclamer La Vierge à midi, peut-être l'un des plus beaux poèmes de Paul Claudel. Au piano, François Dumont colle parfaitement à l'atmosphère de la partition, tantôt fougueux, furieux, mais aussi tendre et serein ou introspectif selon le plein esprit romantique de Liszt. Dans la salle, le public fait preuve d'une écoute quasi religieuse quand la musique atteint un silence d'adoration dans Cantique d'amour, qui clôt le recueil.
Au cabaret e la belle époque
Changement d'atmosphère le lendemain au village voisin de Betcave-Aguin, avec les mêmes, rejoints par la soprano Helen Kearns pour un programme « Belle époque » autour de Debussy, Reynaldo Hahn, Erik Satie, Francis Poulenc et Kurt Weil. Avec la fluidité, l'élégance, la souplesse et la clarté qui lui sont bien connues, François Dumont est tout à son aise dans les pièces de Debussy, qu'il a enregistrées l'an dernier à Brive la Gaillarde sur un piano Blüthner de 1904 ayant appartenu au compositeur (La Musica LMU 035). Il met la Suite Bergamasque en regard avec des poèmes de Verlaine dits par Claude Duparfait avec une belle expressivité. « L'espoir fuit vaincu ver le ciel noir … Il se délecte ensuite avec les délicieux Children's corner, avant la méditation suspendue de La plus que lente. Ces pièces souvent humoristiques, parfois inspirées par le jazz, sont toujours un bonheur. Helen Kearns les rejoint pour un émouvant C'est l'extase du même Debussy, extrait des Ariettes oubliées sur des poèmes de Paul Verlaine, avant d'entonner deux superbes mélodies de Reynaldo Hahn Si mes vers avaient des ailes et À Chioris, selon une diction d'une grande clarté avec beaucoup de tendresse.

Dans deux mélodies de Satie, Je te veux « J'ai compris ta détresse, cher amoureux » et La diva de l'empire, « Quand on est abeille, pas d'histoire, faut aller butiner », avec une clarté aussi nette, Helen Kearns développe une expressivité mutine et un brin canaille. Ce ton léger devient même un peu polisson dans Fêtes galantes et Les Chemins de l'amour du moine et voyou Francis Poulenc. Pour finir, Helen Kearns retrouve sa langue maternelle avec grâce dans cinq chansons de Kurt Weill, dont l'étonnant Youkali.
L'Europe centrale du Quatuor Pražák
Deux jours plus tard, on retrouve le Quatuor Pražák, abonné du festival depuis 2023, dans la petite église de Sémézies-Cachan pour un programme autour de Schubert, Janáček et Schulhoff. Composé en 1824, le 13e Quatuor en la mineur « Rosamunde » de Schubert est le seul à avoir été exécuté en public de son vivant. Il reçut même un accueil favorable du public à création le 14 mars 1824. Il doit son surnom à la reprise dans l'andante d'un entracte de ballet composé antérieurement et qui fait sa célébrité. Dès les premières notes, les Pražák transmettent la fragilité de Schubert, empreinte de tendresse, évoquant la nostalgie d'un univers perdu. Leur osmose parfaite favorise la circulation des thèmes avec sincérité et simplicité.

L'ensemble tchèque franchit un saut d'un siècle avec le Quatuor à cordes n° 1 de Leoš Janáček « La sonate à Kreuzer », qui s'inspire d'un tragique roman éponyme de Léon Tolstoï. Janáček abandonne la forme classique dans chaque mouvement pour une succession de petits fragments contrastés avec une utilisation presque obsessionnelle de motifs répétitifs. Il dépeint un profond drame psychologique avec ses moments de conflits, d'émotion et de passion. Avec virtuosité, et une connivence de tous les instants, les Pražák traduisent toute l'intensité de ce drame de la jalousie. Ils terminent par cinq pièces pour quatuor d'Erwin Schulhoff formant une suite de danses selon des mouvement et des styles différents. Après une valse viennoise, une vive sérénade présente quelques traits d'humour avec des moments con legno, suivie d'une czeca du folklore tchèque. La suite se conclut par un tango milonga, puis une furieuse tarentelle trépidante.
Quatuors Zemlinsky et Pražák, rencontre au sommet
Le lendemain, l'abbaye de Boulaur accueille les deux ensembles tchèques. Les deux formations se connaissent de longue date. Les Zemlinsky ont travaillé avec leur aîné Josef Klusoň, l'altiste des Pražák. Les Zemlinzky commencent par le 11e Quatuor en fa mineur op.95 « Serioso » de Beethoven. Composé lors d'une période de grande tension personnelle, à la suite d'échecs amoureux, cet ouvrage clôt la période dite médiane avant les quatuors tardifs. Il témoigne d'une pleine maturité artistique avec des innovations comme des brèves transitions, des silences, une ambigüité métrique et des contrastes soudains. Avec un engagement total, les Zemlinsky montrent une belle expressivité, particulièrement le 2e violon Petr Střižek, qui vit la musique de tout son corps.
Helen Kearns rejoint le quatuor pour le rare et atypique Il Tramonto d'Antonio Respighi, une pièce de 1915 sur un poème Percy Bysshe Shelley, qui évoque la mélancolie, la mort et l'amour. Ce poème mélancolique, voire sinistre, traduit la contemplation du coucher de soleil, la mort de l'amant et le désespoir de la jeune femme restée seule. Très rarement programmée en concert, cet ouvrage a pourtant été chanté et enregistré par de grandes sopranos du XXe siècle et d'aujourd'hui : Sena Jurinac, Imgard Seefried, Renata Scotto, Eva Podles, Anne Sofie Von Otter, Magdalena Kožená, Sophie Koch, Anna Caterina Antonacci… Selon la belle présence scénique, la distinction et le raffinement qu'on lui connaît, la soprano interprète cette partition douloureuse du romantisme finissant avec expressivité et sincérité. On y décèle quelques accents wagnériens, qui évoquent les Murmures de la forêt dans Seigfried.
Enfin les Quatuors Zemlinsky et Pražák se retrouvent pour interpréter ensemble l'Octuor de Mendelssohn. Une œuvre célèbre toutefois rarement jouée en concert car il est difficile de réunir deux quatuors à cordes. Composé en 1825, à l'âge de seize ans seulement, cet octuor est un chef-d'œuvre d'inventivité et de maturité. Avec quatre violons, deux altos et deux violoncelles, il ne s'agit pas d'un quatuor dont les instruments sont doublés, mais d'une écriture pour huit voix indépendantes, ce qui est une grande nouveauté à l'époque. Toute l'aimable science de Mendelssohn est déjà là avec une écriture faussement limpide et une jubilation permanente. Les Zemlinsky et les Pražák délivrent une interprétation vive et enjouée d'une belle ampleur sonore.
Les subtiles roses d'Antiphona
Plus d'un mois après, l'ensemble vocal toulousain Antiphona investit à son tour l'abbaye de Boulaur avec un programme de raretés s'étalant sur plusieurs siècles autour du thème de la rose en musique, fleur de l'amour et allégorie mariale. Emmenés par leur fondateur et chef emblématique Rolandas Muleika à l'orgue positif, la soprano Eva Tamisier, Susan Edward au violoncelle et Timothé Bougon au chitarone et à la guitare baroque, nous offrent un voyage enchanté à travers l'Europe du XIIIe au XVIIIe siècle.
Après un Ave Maria entonné a cappella du fond de l'abbatiale, l'Espagne est représentée par Rosa das rosa, le cantigua X, a trois voix d'Alphonse X le Sage, qui emplit la nef, suivi d'un hymne du Livre vermeil de Monserrat, puis du Codex Las Huelgas. On passe en France à la Renaissance avec le sublime Mignonne allons voir si la rosede Ronsard, mis en musique par Guillaume Costeley, chanté en dialogue et en écho par Eva Tamisier et Timothé Bougon. On glisse ensuite vers l'ère baroque, qui occupera tout le reste du concert, par des airs de cour De Gilles Durand de la Bergerie, Etienne Moulinié et Michel Lambert, donnant une atmosphère subtilement intimiste à cette belle soirée.
Avec la magnifique Taccata Arpegqiata de Johannes Hieronymus (ou Giovanni Girolamo) Kapsberberger, Timothé Bougon fait découvrir au public toute la finesse mélodique et harmonique du Chitarone, appelé également théorbe.
Timothé Bougon, qui est également baryton, et Eva Tamisier se partagent deux superbes motets à une voix des fameuses religieuses compositrices italiennes du XVIIe siècle, Claudia Francesca Rusca et Isabella Leonarda ; Tu filia et Nive Puer.
De son côté, Susan Edward, confie une époustouflante transcription pour violoncelle de la redoutable Passagalia, initialement écrite pour violon solo, qui clôt les fameuses Sonates du Rosaire de Ignaz Franz Biber, une bible pour tous les violonistes. Ce mouvement, peut-être moins connu, est aussi iconique que la célèbre Chaconne de la 2e Partita BWV 1004 de JS Bach. Un grand moment de musique et de virtuosité !

Rolandas Muleika entonne ensuite l'antienne grégorienne Haec est regina virginum, d'une grande pureté, qui appartient au répertoire liturgique cistercien. L'ensemble reprend le même texte dans la version baroque que Hændel composa lors de son séjour en Italie, vraisemblablement pour la fête de Notre-Dame du Mont Carmel le 16 juillet 1707. Dans cette œuvre contemplative, sobre, sincère et émouvante dans sa simplicité, Hændel a su assimiler rapidement le style de Corelli. On y goûte les aigus aériens d'une belle finesse d'Eva Tamisier.
Enfin, ils concluent ce concert d'œuvres rares par trois versets (Fac me vere ; Juxta crucem ; Alleluia) du Stabat Mater du portugais Joao Rodrigues Esteves, composé en 1740 et conservé à la cathédrale de Lisbonne. Cette polyphonie expressive, typique de la musique religieuse portugaise du XVIIIe siècle, illustre une dévotion fervente.
Une fois de plus, nous observons que le public du festival sait faire œuvre de curiosité et de discernement en écoutant et appréciant des œuvres méconnues et d'accès parfois plus difficiles.








