Sammlung de Frédéric Durieux en création à Royaumont
Le deuxième rendez-vous dominical de la « saison Royaumont » telle que l'a conçue son nouveau directeur François Naulot accueillait dans le réfectoire des moines la Schola Heidelberg et l'ensemble Semblance dans un programme entrelaçant harmonieusement musique ancienne et création d'aujourd'hui.

Il est question d'art et de folie, de création et de déraison, dans le concert qui met au centre du propos la nouvelle œuvre très attendue de Frédéric Durieux, Sammlung (Collection), pour ensemble vocal, neuf instruments et électronique. Elle convie sur le plateau l'ensemble Semblance (en résidence à Royaumont) et la Schola Heidelberg sous la direction du chef Walter Nuss=baum. C'est ce dernier qui oriente le compositeur vers la Prinzhorn Sammelung de Heidelberg, collection d'« art brut » qui rassemble les travaux de personnes en difficulté mentale collectés par le psychiatre allemand Hans Prinzhorn. Dans la rencontre qui précède le concert, Frédéric Durieux souligne le pouvoir de fascination qu'ont exercé sur lui les textes choisis (en allemand) dont il réalise lui-même la traduction donnée à lire dans le programme de salle : « je suis sensible à ces solitudes et ces mises à l'écart », souligne-t-il dans sa note d'intention.
La partition de douze minutes (sections 1 et 2 de la première partie de Sammlung) est un work in progress dont la forme achevée devrait compter plus de trente minutes. Passée l'introduction, phase d'attente très immersive où le compositeur dit avoir fait appel à l'IA pour les voix murmurées qui émergent du silence, la concentration du propos est extrême. L'écriture instrumentale (incluant guitare électrique et clavier midi) est éruptive et le débit vocal soutenu, traduisant cette urgence à dire voire à crier un texte (signé Max Zierl) souvent écrit dans la fulgurance de la vision. Les voix placées derrière les musiciens sont solidaires – éclats, scansions, répétitions, jeu sur les phonèmes – prolongées voire diffractées par les impacts résonants qui en décuplent les accents. Durieux forge une matière inouïe, résultante de la fusion des sources acoustique et électronique (technique Ircam). Le piano est préparé et le jeu dans les cordes virtuose, rejoignant l'espace bruité de la percussion.
Le piano hybridé par le clavier midi assure la transition avec la section 2. Courte mais dans un temps plus étiré, elle est d'une toute autre facture – solo de ténor commenté par l'ensemble vocal et instrumental – où opère l'alchimie des composantes sonores sous la direction très investie de Walter Nussbaum. Durieux s'est penché sur le personnage énigmatique de Malvina Schnorr-von-Carolsfeld qui fut la première à chanter le rôle d'Isolde. À la mort de son mari, elle sombre dans une dépression profonde et dit rentrer en contact avec le défunt dont elle entend la voix : des résonances d'outre-tombe qui titillent l'imaginaire du compositeur dans une des très belles pages de la partition.
À venir, donc, l'intégralité d'un projet superbement engagé qui sollicite aujourd'hui toutes les forces de Frédéric Durieux.

S'inscrit également à l'affiche du concert la création du jeune néozélandais Nathaniel Otley, compositeur, violoniste et chef d'orchestre, lauréat de « Voix nouvelles » à qui la Fondation Royaumont a passé commande. as I cry out, across this whispering garden (« tandis que je crie, à travers ce jardin murmurant ») est le long titre de sa nouvelle pièce qu'il dirige lui-même. La formation instrumentale (Ensemble Semblance) privilégie le registre grave (flûte basse, clarinette basse) aux côtés des cordes, du piano et de la percussion. L'œuvre entretient le mystère – les voix murmurées des musiciens –, s'inscrivant dans un temps long strié de gestes violents et de solos éruptifs qui modèlent la dramaturgie sonore. On est sensible à l'écriture du timbre (le jeu de la pianiste avec des fils tendus dans les cordes de l'instrument) et à cette tension qui monte jusqu'au climax. Sans se retirer pour autant, Nathaniel cesse de diriger dans une dernière partie d'improvisation collective toujours aussi intrigante qui fait retomber le son dans le silence et ramène, à travers les haut-parleurs, le gazouillis des oiseaux…
Amour et déraison

Investie dans la création, la Schola Heidelberg est aussi un fabuleux ensemble de musique médiévale qu'elle fait résonner a cappella dans l'acoustique généreuse du Réfectoire des moines. Du très court rondeau de Machaut à trois voix, saisissant de beauté, à ceux de Dufay, plus développés (à 4) jusqu'à la chanson franco-flamande de Josquin Desprez (à 6), les textes chantés, rejoignant la thématique du concert (« J'ai si grand deuil et peine douloureuse »), font état de la fragilité mentale, sonde la psyché humaine et les ravages de l'amour malheureux. Au programme également, des compositeurs et poètes dont la vie tourmentée conduit au bord de la folie : Orlando di Lasso et Carlo Gesualdo, dont on entend les chansons et madrigaux (à 5 et 7 voix), l'Allemand Friedrich Hölderlin auquel Kaija Saariaho a emprunté les mots dans Der Sommer extrait de Tag des Jahrs, une courte pièce avec électronique live qui s'insère avec un naturel confondant entre Machaut et Dufay !
La qualité de l'intonation autant que la clarté de l'élocution et la pureté du style de la Schola Heidelberg font merveille dans un répertoire dont les chanteurs détaillent toutes les subtilités de la polyphonie médiévale.









