À Liège, Patrick Leterme redonne vie à la langue wallonne avec la Revanche de l’Arbre
Objet d'une tournée de huit concerts aux quatre coins de la Wallonie cet automne, le spectacle choral et symphonique Li r'vindje di l'åbe (la Revanche de l'Arbre) de Patrick Leterme reconsidère notre relation au terroir et à notre patrimoine oral en évoquant l'urgence écologique.

Patrick Leterme est compositeur en résidence au Palais des Beaux-Arts de Charleroi pour la période 2024-28. C'est dans ce cadre qu'il a envisagé le présent projet. Tout est parti d'un regret : Patrick Leterme n'a pas appris le dialecte wallon liégeois parlé par ses grands parents, fermiers sur les hauteurs du pays de Herve. Il a dès lors étudié de lui-même (le dialecte n'est pas enseigné durant les études primaires ou secondaires belges francophones !) et a exploré la littérature du terroir : il a découvert le poème assez magnifique de Henri Simon (1856-1939) Li Mwert di l åbe (la Mort de l'Arbre), de 1909, puis sa suite écrite dix-sept ans plus tard Li r'vindje di l'åbe (la Revanche de l'Arbre). Au-delà de la beauté de la métaphore textuelle et musicale, qui est aussi celle d'une belle culture populaire dialectale ancestrale en train de disparaître, on ne peut qu'être étonné et séduit par la fraicheur discursive et la musicalité étrange du dialecte wallon ainsi finement exploitées.
Le « personnage » principal des deux poèmes est un vieux chêne majestueux dominant le plateau et objet d'admiration naturelle depuis des générations. Un jour « l'Homme » son propriétaire réalise qu'il vaut beaucoup d'argent et décide de l'abattre. Mais la Nature assume ses droits, la verdure et la faune reprennent vie aux alentours de la vieille souche. un menuisier récupère quelques planches délaissées par les bûcherons équarrisseurs – elles pourront toujours servir ! Et de fait « l'Homme » meurt peu après et ce sont lesdites planches du vieux chêne qui servent à façonner son cercueil : les funérailles sont prétexte à une joyeuse épiphanie car « So l'monde, c'èst chaque a toûr ! » (Au Monde, c'est à chacun son tour !) Sans jamais bien entendu citer le mot écologie, le texte centenaire, ici projeté aussi dans sa version en français moderne, nous rappelle notre profond lien avec la Nature, l'être humain n'est qu'un simple élément au sein d'un Grand Tout et il ne fait que (tré)passer.

L'œuvre se veut donc logiquement collective et chorale, sans soliste du chant. Mais elle va aussi au-delà du concept d'oratorio, par une simple mais efficace mise en espace (confiée à Ingrid von Wentoch Rekowski) en lumières (un superbe travail signé Gérard Maraite) mettant en valeur par une gestique et une expression corporelle toujours très à-propos des chœurs revêtus de costumes sobres (dus à Satu Peltoniemi), traditionnels et passéistes pour les adultes, délibérément plus actuels, légers et colorés pour les enfants.
L'arbre y est symbolisé par un jeu de cordes disposées en fût, s'effondrant sur elles-mêmes au coup de hache fatal avant d'être disloquées et distribuées entre tous les protagonistes ou de réapparaitre au gré de la seconde partie en spectral filigrane.
Le Chœur de Chambre de Namur narre et commente l'action à la manière antique et aussi participe au sacrifice de l'Arbre, là où les chœurs d'enfants de La Monnaie interviennent lors du renouveau en début de seconde partie et dès l'amorce du grand final dans un esprit de transmission, de continuité et aussi d'impertinent sarcasme et d'auto-dérision bien wallonne.
L'orchestre (Le Candide orchestra fondé par le maître d'œuvre) est de formation « Mozart » mais par une orchestration riche et complexe tour à tout sombre ou lumineuse le fait « sonner » admirablement, tel un « grand symphonique » enrichi d'un abrasif trio de percussions (Akropercu de l'indomptable Max Charue et ses amis), d'une harpe discrète mais essentielle, d'un accordéon coloriste et nostalgique ou de quelques bruits préenregistrés (souffles, craquements, orages, pluies…).
Patrick Leterme non seulement y déploie autant sa science éprouvée de la couleur et de l'harmonie mais encore s'ingénie à tisser un faisceau de références tant populaires avec ce folklore imaginaire totalement réinventé, que savantes par des réminiscences lointaines des grandes fresques chorales du dernier siècle (on pense parfois à Frank Martin – Golgotha – au moment du sacrifice de l'Arbre) ou à Michael Tippett (surtout à The mask of time plus qu'au Child of our time – pour l'évocation de la puissance du Chêne durant le grandiose prélude de l'ouvrage). Son langage très actuel montre une filiation explicite aux minimalistes répétitifs américains ou encore aux ostinati rythmiques irrépressibles d'un Thomas Adès. L'œuvre peut ainsi passer de l'intimité la plus funèbre (la grande cadence pour violon seul qui ponctue la première partie admirablement restituée par Paul Serri) à l'exubérance collective la plus folle : cette œuvre inclassable culmine au final par l'envahissement inattendu de la salle par de truculents musiciens de fanfare tout droit issus de la pratique folklorique. Impossible pour le Wallon que nous sommes de ne pas songer aux processions religieuses, aux cortèges carnavalesques et leurs « tamboureurs » ou aux marches « napoléoniennes » de l'Entre-Sambre et Meuse. Cette irruption fait sombrer les funérailles de l'Homme dans la parodie délibérée et la truculence la plus jouissive.
Ce spectacle fervent à la fois sophistiqué et populaire au sens noble du terme remporte ce soir à Liège un vif succès. Un pot-pourri des plus célèbres airs du folklore wallon, joué par l'infernale clique accompagne, jusqu'au parvis de la salle, le départ d'un public conquis et radieux.
Ce projet hors-normes va faire l'objet d'un livre-disque édité parallèlement au spectacle par le label Cypres.









