À Poznań, Dorian Gray d’Elżbieta Sikora à l’ère des réseaux
Cinquième opéra de la compositrice franco-polonaise Elżbieta Sikora, Dorian Gray, donné en création mondiale à Poznań, consacre en beauté le fruit d'une carrière de plus de cinquante ans de création.

Sur la façade imposante de l'Opéra de Poznań, s'annonce en lettres lumineuses le Dorian Gray d'Elżbieta Sikora, un sujet dont elle a elle-même fait le choix. Reconnue au niveau national, Elżbieta Sikora est une star en Pologne, ayant dirigé durant une dizaine d'années le festival Musica Electronica Nova de Wroclaw. Active dans l'univers de la musique écrite comme dans celle de l'expérimentale, elle est pionnière en matière d'électroacoustique, travaillant en France au côté de Pierre Schaeffer dans les années 60. Qu'elles associent ou non l'électronique, toutes ses œuvres relèvent de la cuture du son de la compositrice, aspect qui ressort bien évidemment dans ce nouvel opus incluant une dizaine de haut-parleurs placés en demi-couronne au-dessus de nos têtes.
Wilde réécrit pour les médias

Metteur en scène inspiré, et bien connu du milieu opératique, David Pountney est aussi le librettiste de Dorian Gray, s'avisant de transposer le roman fantastique d'Oscar Wilde dans le monde actuel des réseaux sociaux, paysage médiatique saturé d'images où le virtuel peut à tout moment se faire passer pour le réel. Risquant l'écart par rapport au roman (exit le personnage de Lord Wotton), Pountney n'en tient pas moins très fermement son propos, donnant à l'image, dans une mise en scène époustouflante, toute sa suprématie.
Fasciné par la beauté de Dorian, Basil, photographe (et non peintre comme dans le roman) multiplie les portraits de son ami qu'il poste sur sa plateforme « Bric-à-brac » et qu'il partage avec une foule de followers. Parmi eux, une jeune femme, Sibyl, tombe amoureuse de Dorian. Elle est la première victime du pouvoir trompeur de l'image, « si puissante, si naïve, si léthale », prophétise la Grise, sorte d'ange protecteur apparaissant sous les traits d'une clocharde : « le charme est comme un poison, la beauté comme un piège », renchérit-elle, qui essaie, comme les voix du chœur, d'avertir la jeune femme. Entraînée par Dorian, elle plonge dans la drogue et meurt d'une overdose (fin du premier acte). Si Dorian continue à courir les lieux de débauche, à la recherche de plaisirs de plus en plus raffinés, il est inquiété par la police et tente de changer de vie ; mais il reste hanté par son image et tient Basil pour responsable. Son existence vire alors au cauchemar. Il tire sur son ami Basil, provoque la mort de James, frère de Sibyl, et finit dans une clinique de désintoxication, où, aidé par la Grise, il met fin à ses jours.
Une scène haute en couleurs

Portée par le flux des images et le débit des « Like » qui fusent sur l'écran, la mise en scène de David Pountney est un spectacle permanent au rythme soutenu où les espaces se démultiplient tout comme le nuancier des couleurs sous les lumières très léchées de Fabrice Kebour. De larges panneaux descendent des cintres (Dorota Karolczak) qui se renouvèlent à l'envi dans un premier acte d'une grande vitalité. Ils servent également de support à la vidéo (David Haneke), avec cette ambivalence toujours entretenue entre réel et virtuel, live et enregistrement, quand on voit sur l'écran Sibyl en train de chanter ou lorsque les voix du chœur, invisible, nous parviennent des haut-parleurs. Deux percussionnistes perchés dans les étages nourrissent de même l'illusion d'une source électroacoustique potentielle. Au bénéfice d'un entracte, le décor luxuriant, au début de la deuxième partie, nous transporte au Moyen-Orient (ou plus loin encore) avec force dorures, couleurs chatoyantes et attitudes lascives des corps ; sur scène un joueur de oud et un danseur, concession distanciée au ballet de l'opéra romantique avec un clin d'œil malicieux à Strauss – hautbois oblige – quand Dorian/Hérode lance à son danseur : « Tanz für mich, Salomé ».

Un flux de musique tendu et visionnaire
Mettant au défi un orchestre tenu de main de maître par Jacek Kaspszyk, l'écriture instrumentale est profuse et éruptive (une tendance très sikorienne), rehaussée d'une percussion nerveuse : crépitement des peaux, roulement de la caisse claire, griffure du tam, flexatone vrillant l'espace, etc. L'orchestre darde ses timbres (fanfare de trompettes) et entretient, dans la fosse, une tension quasi expressionniste qui ne se relâche que rarement. La compositrice concède quelques superbes solos (flûte, guitare électrique, violoncelle, clarinette), des instruments qui lui sont chers et qu'elle semble associer aux protagonistes du drame : Basil, Sibyl, Dorian, etc.
La seconde partie redouble d'intensité, culminant sur l'explosion (son enregistré) accompagnée des coups de feu de Dorian. La partie vocale est à l'avenant, vigoureuse dans le parlé-chanté ou s'attardant sur une vocalise dans des plages plus rares où le temps s'étire. Le chœur (celui de l'Opéra de Poznań) ne démérite pas, masse vocale d'une belle plasticité (il chante en coulisse) qui investit l'espace par rafales presque violentes.
Une distribution vocale de haut vol

Galvanisant son équipe et toujours à l'affût du bon angle de vue, Basil/Michał Partyka, est un baryton téméraire, au timbre charnu, qui sait se faire entendre. James/Łukasz Konieczny est une basse ardente, le timbre est cuivré et la voix bien placée qui passe facilement au-dessus de l'orchestre. C'est ce qui manque au ténor Rafał Żurek/Dorian Gray. La voix est légère et sans grande projection, dont on aurait aimé plus de brillance. En revanche, imposant par sa stature, le personnage ne manque pas de charme, cheveux longs et tenue débraillée, qui sait exercer son pouvoir de fascination. Le casting féminin ne révèle aucune faiblesse. Sibyl/Joanna Freszel, est un soprano agile et joliment timbré, grimpant parfois jusqu'au colorature dans une partie volontiers vocalisante ; La Grise/ Gosha Kowalinska est impressionnante, large mezzo très incarnée qui fait valoir ses couleurs et sa vaillance.
Fidèle à son exigence et son élégance, Elżbieta Sikora, toujours pleinement engagée dans son temps, nous rappelle, avec son Dorian Gray contemporain, quelle place singulière occupe la compositrice dans le paysage musical.
Crédit photographique : © Bartek Barczyk, Poznań Opera House
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