Le Kaiser Requiem ou la surprenante rencontre de Victor Ullmann et Mozart à la Philharmonie de Paris
Dans un souci d'universalité le « Kaiser Requiem » imaginé par Omer Meir Wellber entrelace l'opéra de chambre d'Ullmann, arraché à la terreur nazie, et le Requiem de Mozart, composé lui-même dans un face à face avec la mort en 1791.

Voilà bien une démarche originale, un peu iconoclaste, qui interroge, et dont on est en droit de se demander si elle n'est pas en fait une fausse bonne idée, tant aucune de ces deux œuvres majeures semble à priori n'avoir rien à gagner de leur dialogue ni de cet appariement un peu forcé. Si l'une ne gagne rien en ferveur, l'autre perd assurément de son impact temporel et mémoriel dans cette esthétisation universaliste de la barbarie nazie qui n'en mérite pas tant…
Der Kaiser von Atlantis oder Die Tot-Verweignerung fut composé en 1943-1944 par Victor Ullmann dans le « camp de concentration vitrine » de Terezin où était internée la grande majorité de l'intelligentsia juive. Les détenus y bénéficiaient d'une certaine et bien illusoire liberté artistique et religieuse. Il est d'ailleurs paradoxal de constater qu'en concentrant dans un même lieu autant de potentialités artistiques, les nazis favorisaient un intense foisonnement créatif qui prit rapidement la forme d'une résistance d'où naquit Der Kaiser von Atlantis, avant de s'achever « in fine » dans les chambres à gaz d'Auschwitz ! Cet opéra de chambre, composé avec les moyens du bord (en hommes et instruments) et destiné aux représentations dans le camp, fut censuré par les SS à l'issue de la répétition générale en mars 1944 du fait des ressemblances frappantes entre l'imaginaire Kaiser et Hitler. Après la libération du camp par les alliés le 8 mai 1945, le manuscrit autographe circula de mains en mains pour n'être finalement créé qu'en 1975 au Théâtre Bellevue d'Amsterdam. Allégorie caricaturale terrifiante et grotesque, chargée d'humour noir, cet opéra se présente comme un véritable patchwork musical, concentration de courants musicaux et théâtraux dits « dégénérés » faisant référence au jazz, à la musique dodécaphonique, aux opéras de Brecht et Weill, à l'expressionnisme, au cabaret, à la Commedia dell'arte et à des parodies d'hymnes nazis auxquels Omer Meir Wellber adjoint, aujourd'hui, les parties spécifiquement mozartiennes du Requiem (1791) afin que l'opéra puisse échapper au cadre trop restrictif de la musique des camps pour s'élargir à un semblant d'universalité.

Le synopsis se déroule en quatre scènes : face à l'ennui qui règne dans cette dystopie totalitaire, l'Empereur d'Atlantis, Overall, décrète la guerre de tous contre tous ; la Mort, privée de ses prérogatives décisionnelles, décrète alors de se mettre en grève. Dans un acte de démagogie populiste, l'Empereur revendique le mérite d'avoir apporté l'immortalité. Puis voyant que, sans la Mort, le pays sombre dans le chaos, il est contraint de reconnaître sa défaite et accepte de se sacrifier…
Si l'on pouvait s'attendre au pire face à ce projet aussi singulier, force est de constater que d'un point de vue purement formel, ce dialogue imaginaire autour de la Mort, convoquant Ullmann et Mozart, déjà donné à Vienne et à Palerme, ne manque ni d'audace, ni surtout d'une bien étonnante unité, même dans sa version concertante avec chœur et grand orchestre choisie ce soir. L'unité tient bien sûr à l'agencement des « scènes » qui se répartissent de façon homogène et intelligente entre les deux œuvres (le Requiem proposant des sortes d'intermèdes musicaux entre les différents tableaux du Kaiser von Atlantis dont il renforce l'expressivité), mais également à l'enchaînement harmonique fluide et sans césure, autant qu'au choix de faire chanter requiem et opéra par les mêmes musiciens dans une continuité dramaturgique sans faille.
Au-delà de cette unité, on signalera quelques réminiscences musicales qui ne pouvaient échapper au public de Terezin comme le sinistre « Hallo, Hallo » qui rythmait la vie des camps, emprunté au thème cyclique du chant de l'Ange de la mort dans la Symphonie Asraël de Joseph Suk ou encore les variations sur le Deutschland über Alles dissimulé derrière un subtil traitement harmonique, et enfin le bouleversant hymne final dressé à la gloire de la mort naturelle qui reprend le thème du choral Ein' feste Burg de Johann Sebastian Bach… L'ensemble est porté par une orchestration colorée, un Orchestre de Paris rutilant (vents, piano, percussions) et un Chœur de l'Orchestre de Paris superlatif, libérant toute sa superbe dans les grands passages choraux du Requiem, le tout magnifiquement conduit par la direction précise et fougueuse d'Omer Meir Wellber.
La distribution vocale, bien chantante, n'est pas en reste, capable d'assumer crânement toutes les chausse-trappes vocales et théâtrales de cette œuvre pour le moins éclectique. À commencer par Thomas Johannes Mayer en Empereur fou et autoritaire ; Christel Loetzsch dont le vibrato très marqué s'intègre parfaitement au rôle du Tambour ; Benjamin Hulett qui apporte un brin de fantaisie bienvenu et de rire sous les larmes avec son Arlequin pétillant ; Rebecca Nelsen au soprano ductile dans son duo d'amour avec le soldat de JunHo You ; Evan Hugues dont la basse profonde donne à la Mort tout son impact émotionnel ; enfin Charles Morillon, sorte de Monsieur Loyal, qui confère au Haut-parleur toute son expressivité.
Bref, le pire n'arrive pas toujours. C'est finalement ce qu'on retiendra de cette performance, au demeurant très réussie !
Crédits photographiques : © Denis Allard / Philharmonie de Paris









