À ManiFeste, le concert à facettes de MusikFabrik
Dans le cadre du festival ManiFeste de l'IRCAM, l'ensemble Musikfabrik de Cologne investit le plateau du Centquatre de Paris et met à l'affiche trois œuvres qui lui sont dédiées dont une création mondiale.

Prozession de l'Allemand Enno Poppe, qu'il écrit pendant le confinement, est une pièce hors norme d'une petite heure, un cérémonial étrange balisé par des gestes et des signaux qui en parsèment la trajectoire. Les neuf sections qui s'enchaînent sont toutes amorcées par un duo instrumental (saxophone alto et violoncelle, trombone avec sourdine et guitare électrique, contrebasse et clarinette basse, parmi les plus savoureux…) avant d'être rejoints par le tutti. Dans la musique de Poppe, totalement affranchie du monde tempéré, le son vibre, bouge, oscille, l'intonation fluctue, la ligne s'infléchit et glisse, évoquant lointainement le profil des musiques de tradition orale. Le compositeur sonde l'univers microtonal jusqu'au huitième de ton à la faveur de deux orgues Korg BX3 et une guitare électrique. Étonnante également est la percussion (peaux et bois à hauteur indéterminée) qui cerne l'ensemble instrumental (quatre sets) et semble obéir à une structure temporelle autonome. Un processus d'amplification conduit ce rituel jusqu'à un climax presque violent (trompettes hurlantes et déferlement des peaux). La seconde phase est plus statique, toute percussion cessante, et non moins étonnante, comme ce balancement doucement carillonnant des deux orgues ou ce solo vertigineux du violon. L'invention est à l'œuvre dans cette pièce étonnante où l'humour affleure. L'investissement des musiciens, qui l'ont créée en 2021, est remarquable, la qualité du timbre et l'univers sonore sont inouïs sous le geste précis de la cheffe Elena Schwarz.
L'installation du dispositif très sophistiqué de 4 îles d'un archipel, pour percussion, ensemble et électronique de Michael Jarrell explique ce long entracte d'une heure ménagé au sein de la soirée. L'œuvre est donnée en création française par Musikfabrik qui l'a créée en 2023 et la joue ce soir, avec une maîtrise confondante sous la direction exemplaire d'Elena Schwarz . Quatre « îles » de percussion sont distribuées autour de l'ensemble dans ce « concerto » où le soliste, Dirk Rothbrust (membre de Musikfabrik à qui l'œuvre est dédiée), va se déplacer de l'une à l'autre. Central, un aquarium dont il tire de fabuleux remous, met la thématique de l'eau en exergue. Si la sélection des instruments et la qualité des timbres font de chaque « île » un univers sonore singulier, l'électronique et la présence de transducteurs au sein de l'instrumentarium enrichissent la palette des timbres et démultiplient l'espace de résonance. En témoigne le bruit voluptueux des petits cailloux que le percussionniste fait tomber dans l'aquarium au début de l'œuvre, qui donne l'envergure et les potentialités de l'amplification. Les propositions viennent toujours du soliste et de la qualité, mate ou résonante, tonique ou bruitée, sombre ou lumineuse, de la matière percutée. Elle est reflétée, amplifiée et confondue ensuite dans le tutti instrumental qui en développe et agrandit l'image sonore. Le timbre est recherché (le travail sur la peau de la grosse caisse charriant des éléments bruités est superbe) et les associations de couleurs au sein de l'orchestre sont raffinées. Jarrell joue en virtuose avec le mouvement du son et les espaces ménagés par l'électronique − la technique Ircam opère − , immergeant l'écoute dans un paysage sonore et une ambiance marine qui nous enchantent.
La compositrice et chercheuse Claudia Jane Scroccaro, en collaboration avec son collègue de l'Ircam Matéo Fayet, a créé un clavier électronique qui restitue la voix de la poétesse Amelia Rosselli dont elle fait « le portrait musical » dans Faro, sa nouvelle œuvre pour soprano, ensemble et électronique. Claudia Jane Scroccaro s'est déjà intéressée à la poésie hallucinée de Rosselli (écrivaine et musicienne atteinte de troubles psychiques, qui s'est suicidée à 66 ans) dans Gradual Abruptness (2022) écrit dans le format des Alla Breve/Créations mondiales de France Musique. Faro est dédiée à Johanna Vargas (membre des Vocalsolisten de Stuttgart) et à l'ensemble Musikfabrik qui en assure ce soir la création mondiale. L'œuvre en cinq numéros et un épilogue intègre le multilinguisme (anglais, italien, français) que pratiquait la poétesse, et alterne voix parlée/traitée (avec force vocoder) et voix chantée, dans un style funky-groovy que notre réalisatrice en informatique musicale a dans la peau depuis son adolescence ! La compositrice y recherche des correspondance entre rythme des vers et de la musique.
Soutenus par une batterie active, la contrebasse de Florentin Ginot et la clarinette basse de Carl Rosman, toutes deux dotées de pédales d'effets, sont en vedette, les autres instruments texturant l'espace de manière plus complémentaire. La performance de la chanteuse colorature, voyageant dans les régions extrêmes de sa tessiture, est spectaculaire mais l'œuvre s'étire en longueur, perdant à mesure son impact et le profil incisif que la compositrice avait su préserver dans Gradual Abruptness. Pour autant, l'énergie circule au sein des pupitres, que la direction au cordeau d'Elena Schwarz entretient tout du long (35 minutes !) avec la tension requise.
Crédit photographique : © ResMusica
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