Les débuts de Jonas Kaufmann à Aix-en-Provence
Attendu comme le loup blanc depuis le forfait de son Otello de concert en 2023, le célèbre ténor est cette fois bien au rendez-vous. Il n'est pas venu seul, mais accompagné d'une autre débutante : Diana Damrau. Une complicité au sommet sertie dans l'écrin pianistique d'Helmut Deutsch.
Est-ce d'avoir par trop été malmené par certaines productions indigestes (La Damnation de Faust à Paris) ou banales (Faust au Met) qui a récemment conduit Jonas Kaufmann, au mépris d'un passé scénique également mémorable (Parsifal avec Girard, La Damnation de Faust avec Py, Fidelio avec Guth, Cav/Pag avec Stölzl, Die Tote Stadt avec Stone…), à se joindre au concert de lamentations de chanteurs vis-à-vis de la mise en scène contemporaine, et, dans la foulée, à raréfier ses apparitions scéniques pour se consacrer, en plus de ses nouvelles fonctions directoriales à Erl, au genre moins chronovore du récital ? Celui consacré à Strauss et Mahler (avant-dernière date à Aix d'une tournée européenne de treize), pour captivant qu'il soit, s'apprécie à l'ombre portée de propos faisant forcément écran à la prestation d'un artiste unique, que l'on aurait volontiers imaginé dans une des productions d'un festival parmi les plus passionnants en terme de questionnement scénique.
Après Wolf, Brahms et Schumann, le programme, aussi généreux qu'alléchant, et dans sa grande partie déjà enregistré par les trois artistes, met en images la complicité de trois musiciens d'exception. Richard Strauss a composé ses Lieder pour la voix féminine (principalement celle de sa cantatrice de femme), Gustav Mahler pour la voix masculine, expression des tréfonds de son âme. Cela n'a pas empêché chanteurs et chanteuses de s'affranchir des genres afin de pouvoir s'approprier un répertoire riche en pépites, à l'instar du sublime Zueignung, vibrante adresse reconnaissante envoyée par Jonas Kaufmann à une salle où la tension, aussi palpable chez le chanteur que chez l'auditeur, se voit aussitôt détendue par un incident inattendu : le lecteur de partition numérique du pianiste refusant d'obtempérer, voici le ténor se transformant en réparateur, à genoux devant le vénérable Helmut Deutsch, sous les regards hilares de sa partenaire et les applaudissements mêlés de l'auditoire : chapeau l'artiste !
Voilà donc la soirée immédiatement ramenée à sa dimension humaine et à la plus vieille histoire du monde : Un homme et une femme. Les deux interprètes entrés en même temps, alternent les interventions (l'un chante, l'autre joue) de ce qui ressemble à une comédie conjugale empreinte de bienveillance entre taquinerie et attendrissement, la maîtresse de maison Damrau semblant de toute évidence « porter la culotte » (le quotidien des Strauss ?), même lorsqu'il s'agit de canaliser les empressements d'un public dont la maladive passion pour l'applaudimètre compromet le dialogue envisagé par le couple. C'est assez subtilement que la chanteuse, d'abord toute à son partenaire, marque le pas devant la comédienne lorsqu'il s'agit d'élargir l'adresse à son public (Die Giorgine), l'une et l'autre jouant, via un art confondant de la séduction souriante et une gestion savante des moyens vocaux, tant la malice (les Kling-klang de Schlagenden Herzen) que l'émotion sincère (Allerseelen).
Utilisation consommée de la voix mixte (Die Nacht), crescendi de pianissimi ombrageux (Nachtgang) comme sur son célèbre Gott! de Fidelio, confidence mâtinée d'éclats héroïques sans filet (Liebeshymnus) : tout Kaufmann chanteur est là. Le comédien n'est pas en reste qui, après avoir affronté la tessiture très Chant de la Terre de Ich liebe dich, transforme d'une pirouette le sommet d'émotion atteint en ce qui serait une blague sans importance. Actant le bonheur du couple, la première partie se finit carrément en éclats de rire.
Place ensuite à Mahler. Diana Damrau a troqué le rose pour le bleu, seule en scène cette fois pour cinq pièces de jeunesse dont Ablösung im Sommer, et Es sungen drei Engel einen süssen Gesang (aigus intacts et graves présents), pièces délicieuses orchestrées par Mahler pour sa Troisième Symphonie : le sommet de la soirée pour la soprano. Le grand moment de Jonas Kaufmann reste le Ich bin abhanden gekommen des quatre Rückert Lieder choisis sur les cinq du cycle complet, énoncé également en solitaire d'une voix blanche qui donne le frisson : on est définitivement loin des chatteries de la première partie.
Retour à deux (et au rose pour Diana Damrau) et à huit autres pièces de Strauss, conclues par brelan partagé : un Ruhe, meine Seele en apesanteur pour lui, un Morgen! avec des étoiles dans les yeux pour elle, Jonas libérant sur Cäcilie un héroïsme précautionneusement contenu. Une soirée de plus de deux heures conclue par trois bis (Trost im Unglück en duo comme Schwarzkopf le faisait avec Fischer-Dieskau et George Szell, Wiener Blut de Johan Strauss II, et Spring Wind du méconnu Eric Thiman), où par coeur (à tous les sens du terme) et complicité auront été les maîtres-mots, et que le Steinway faussement discret d'Helmut Deutsch aura constamment habillé de sa musicalité haut de gamme.
Crédit photographique : © Vincent Beaume
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