La Bohème retourne dans l’espace à l’Opéra Bastille
L'ouvrage de Giacomo Puccini revient à l'Opéra Bastille dans la mise en scène « lunaire » de Claus Guth, production créée dans ses murs il y a huit ans et reprise en 2023.

À sa création en 2017, la proposition scénique de Claus Guth, qui fait cette année l'ouverture de saison, n'avait pas convaincu, et s'était même attirée l'indignation. Au tomber de rideau, l'accueil chaleureux du public de Bastille, dont une partie gratifie la fin des saluts d'une ovation debout, laisse penser que la mise en scène autrefois jugée outrageante ne choque plus autant. Il est vrai que la scénographie, au demeurant incongrue, anachronique et d'une certaine façon radicale, n'empiète finalement jamais sur la musique qui reste le cœur vibrant de l'ouvrage tant elle est riche, dense, et ce soir-là magnifiquement servie par l'ensemble des musiciens, à commencer par l'Orchestre de l'Opéra national de Paris hissé très haut par le chef Domingo Hindoyan. La musique de Puccini passe ainsi toujours au premier plan, éclipse souvent le visuel, notamment ce qui pourrait en être pris pour anecdotique, incompréhensible, ou inapproprié. On est pris dans la pâte orchestrale somptueuse, la fusion de ses timbres en un riche tissu superbement ouvragé par le chef qui lui donne toute sa plénitude, en façonne avec souplesse les lignes généreuses, en agence les contrastes, en scrute les ombres tout autant qu'il sait en raviver les couleurs dans les passages illustrant les scènes de réjouissance. Cette chaleur enveloppante de la musique se trouve être à des années-lumière du blanc blafard et de la froideur absolue du décor minutieusement réalisé d'Étienne Pluss.
Loin de la mansarde du quartier latin, les deux premiers tableaux se déroulent à l'intérieur d'un vaisseau spatial en perdition, où l'énergie et l'oxygène s'amenuisent, les deux autres sur une lune sans vie où celui-ci a échoué, entouré de ténèbres et d'un brouillard glacé.

Un dispositif qui permet au metteur en scène de creuser la distance entre le passé, les souvenirs, et un présent au seuil de la mort, tout en revenant à l'origine littéraire du livret, les Scènes de la vie de bohème d'Henry Mürger, où, dans leur épilogue, quatre compères nostalgiques de leur jeunesse révolue, évoquent ensemble leur passé « comme un rêve lointain ». Sauf que cette scène est ici placée en amont de l'histoire, afin de convoquer la mémoire de ces instants de vie dépeints ensuite dans l'ouvrage lyrique, comme autant de flashbacks ravivant le sentiment de perte (celle de Mimi pour Rodojphe, inconsolable). En cela, la proposition fonctionne globalement assez bien au début de l'opéra, lorsque les protagonistes sont dans le vaisseau spatial : il n'y a plus d'issue, leur vie va s'achever, ils se tournent vers leurs souvenirs qui se transforment, faute d'oxygène suffisant, en « rêves hallucinatoires ». Les images du passé et du présent se superposent. Pourquoi pas… même si la scène où intervient Benoît, le propriétaire, ici en cadavre auquel les quatre hommes prêtent leurs voix, est interprétée plus que librement. Quant au paysage lunaire sur lequel évoluent les personnages durant les deux derniers tableaux, il n'est ni vraiment convaincant ni vraiment dérangeant, son impact finissant même par passer au second plan. On finit par en faire abstraction au profit de l'humanité des personnages et n'en retenir que la sensation de froid ressentie par les éléments météorologiques du livret : brouillard et pluie fine de neige. La lisibilité est cependant parfois troublée par quelques situations confuses, voire ambigües, en particulier lors de l'utilisation de doubles avec des figurants : lorsque Mimi se trouve en présence de Rodolfo et son double muet, on la croit céder au charme d'un autre à la barbe et au nez de son amoureux, avant de réaliser que les deux hommes ne font qu'un !

Le plateau vocal est irréprochable, plutôt homogène. Chacun se distingue dans le quatuor masculin : le baryton Étienne Dupuis, à la voix solide et souple à la fois, campe un Marcello attachant, sensible et généreux. Alexandro Stavrakakis incarne superbement Colline de sa voix de basse profonde et noble, d'une stabilité à toute épreuve. Il est d'ailleurs très applaudi. Xiaomeng Zhang prête à Schaunard une voix de baryton sonnante et claire, qui ne manque pas d'être remarquée quoique son rôle soit moins développé. Charles Castronovo, dont la voix sait prendre une grande ampleur dans les envolées lyriques de son rôle, celui de Rodolfo, en particulier dans les deux derniers tableaux, suscite le questionnement, voire l'inquiétude au départ, restant dans certains passages bizarrement en retrait vocalement, presque couvert par l'orchestre aux deux premiers actes. Andrea Carroll est une Musette espiègle et exubérante, dont le jeu scénique ne manque pas de piquant. Son timbre clair, pointu parfois, fait merveille dans ce rôle. La soprano Nicole Car (familière du rôle qu'elle a endossée dans la production de 2017) est une Mimi émouvante, au timbre rond et chaleureux, et à la voix sachant se mouvoir avec aisance depuis de beaux graves jusque dans la lumière des aigus. Comme son partenaire de cœur, elle fait montre d'un superbe legato, se distinguant par la qualité de son émission vocale toujours nette et au-dessus de la masse orchestrale. Les interventions de la Maîtrise populaire de l'Opéra Comique sont remarquables de gaîté et d'entrain. Et enfin on apprécie le mime Virgile Chorlet dont le maître de cérémonie fantomatique, tout droit sorti de L'Étrange Noël de Monsieur Jack, évolue avec poésie entre les personnages et leurs doubles.










Renoncement aux décors d’origine qui complique la,compréhension d’une œuvre compliquée à suivre bien que très simple dans son argument (pour ne pas dire: anecdotique). Heureusement, la musique de Puccini réserve des moments forts émouvants.