Le Ballet du Rhin ouvre sa saison avec Léo Lérus et Sharon Eyal
Double programme inédit pour le CCN Ballet du Rhin à Strasbourg, qui ouvre, après Mulhouse, sa saison avec Ici, une création de Léo Lérus, et The Look, une recréation de Sharon Eyal, qui entre au répertoire de la compagnie alsacienne, à son plus haut niveau.
Léo Lérus nourrit son expérimentation chorégraphique sur le règne animal avec constance et intelligence. Pour ce programme, il a eu l'opportunité de déployer sa recherche sur un nombre plus important de danseurs, à la demande de Bruno Bouché et son équipe, séduits par Gounuj, son dernier quatuor. Léo Lérus relève le défi avec brio et embarque une douzaine des excellents danseurs du CCN Ballet du Rhin dans un voyage en terre guadeloupéenne. À l'origine du goût pour la danse de Léo Lérus, on trouve en effet le Gwo-ka, enseigné au jeune Léo par la théoricienne et chorégraphe Léna Blou.
Ayant poursuivi sa formation académique et dansé pour plusieurs grandes compagnies internationales, dont La Batsheva, Léo Lerus s'est souvenu sur le tard de ses racines antillaises et s'est donné l'autorisation de les explorer avec son propre regard contemporain. Entropie, en 2019, puis Gounuj en 2024, le propulsent immédiatement dans les nouvelles voix chorégraphiques françaises à suivre. Sa gestuelle sensuelle et solaire s'inscrit dans une tradition chorégraphique très ancienne, apprise dans l'enfance au rythme des tambours. Elle se nourrit d'une influence caribéenne, comme la samba du carnaval, et démontre un véritable savoir-faire dans la progression dramaturgique et la mise en scène. C'est le cas avec Ici, au subtil crescendo qui commence avec un motif placé par la soliste Nirina Olivier pour se décliner dans de multiples combinaisons jusqu'à l'unisson.
Attentif aux questions environnementales, Léo Lerus mêle tous les registres du vivant à ses boucles dansées. Comme dans Gounuj, on croise des batraciens ou des oiseaux aux gestes inquiets qui s'infiltrent dans une communauté humaine en prise aux cyclones et aux orages tropicaux. Des sons issus des deux cyclones Ernesto (2024) et Maria (2017) sont d'ailleurs insérés dans la musique métissée signé Denis Guivarc'h. Une réussite qui fait sentir l'inquiétude des animaux, le frémissement des feuilles, la puissance de l'orage et les impacts de la foudre, dont les danseurs sont traversés. Des catastrophes qui prouvent la résilience et ne distendent pas le lien tissé entre les hommes, dit le message humaniste du chorégraphe.
C'est autour d'un autre vivant que s'articule The Look, pièce de 2019 créée pour La Batsheva, que Sharon Eyal a choisi de remonter « en regard » de la création de Léo Lérus, son ami et assistant. Rien ne pourrait paraître plus dissemblable que ces deux pièces, l'une allant de la lumière vers l'ombre et l'autre suivant le chemin inverse. Mais c'est sans compter la complicité artistique et amicale qui lie les deux chorégraphes depuis plus de 20 ans. Une même attention organique au mouvement, l'un ancré dans la terre, l'autre hissé vers le ciel, pour un époustouflant contraste comme seuls nous le réservent les compagnies de ballet de très haut niveau.
The Look, de Sharon Eyal, c'est d'abord un regard perçant, presque halluciné, émergeant d'un bouquet serré de roses noires. Pistil érigé jusqu'au bout des doigts, d'une sophistication extrême, c'est le jeune Miguel Lopes qui incarne ce rôle clé de la pièce vénéneuse de la chorégraphe d'origine israélienne. L'analogie avec le règne animal, là aussi souvent travaillé par la chorégraphe, comme dans Into the hairy ou Love Chapter 2, nous ramène aussi au ballet classique et au célèbre cygne noir du Lac des cygnes. Croisement entre Rothbart et sa créature maléfique, ce cygne noir est entouré d'une nuée de congénères frémissants, dont on ne voit d'abord que les dos et les cheveux soigneusement plaqués vers l'arrière. Cette première partie saisissante, sous une douche de lumière, s'ouvre progressivement dans une deuxième partie, alors que les danseurs déploient leurs ailes et leurs antennes, évoquant à la fois les insectes englués et les oiseaux empêchés par une épaisse couche de goudron. Fantastique !
La recréation de cette pièce, initialement créée par La Batsheva en 2019, nous donne l'occasion de redécouvrir une pièce maîtresse, où toute l'écriture chorégraphique et l'univers de Sharon Eyal est condensé. Comme à chaque création, l'écriture est au cordeau et les effets d'une très grande maîtrise. Les danseurs du CCN Ballet du Rhin, qui travaillent pour la première fois avec la chorégraphe, se sont approprié son vocabulaire ascétique et saccadé, juchés sur la demi-pointes, jambes et bras fléchis, dans une absolue perfection technique.
Au-delà de l'exceptionnelle jubilation esthétique devant ces deux pièces inédites, ce double programme aura surtout été un nouveau moyen, s'il en fallait, de démontrer le talent et l'incroyable plasticité des danseurs du CCN Ballet du Rhin, dirigé par Bruno Bouché.









