Les Études de Philip Glass par Vanessa Wagner : le grand voyage
Après une retentissante intégrale des Études en 2019 (par dix pianistes différents, dont Glass soi-même), la Philharmonie de Paris invite cette fois la seule Vanessa Wagner à endosser le rôle de passeuse dans l'autobiographie pianistique de Philip Glass. Une première française attendue autant que la parution discographique qui l'accompagne.
On rêvait d'entendre en continu (Nicolas Horvath l'avait morcelé in loco en 2016 entre 23 heures et 6 heures du matin lors de sa mémorable Nuit Glass) ce merveilleux corpus qui en est, onze ans après sa publication, à… onze intégrales discographiques. Bien plus qu'un effet de mode sont ces deux cahiers d'études que les écoliers du clavier, dès lors qu'ils les ont ouverts, ne peuvent refermer. “Si l'on doit se souvenir de moi, ce sera grâce à ces Études, parce que tout le monde peut les jouer”, prédisait le compositeur. Il se passe effectivement dans ces vingt pièces de durée et d'atmosphères d'une infinie variété, quelque chose proche de l'indicible, qui parle à l'âme. Et surtout à tous.
On était également impatient de l'écouter sous les doigts de Vanessa Wagner, interprète entre autres de Debussy et Rachmaninov, après sa profession de foi intégrée comme un sésame par les fans du compositeur : « La musique de Glass a révolutionné ma vie de pianiste. » Cela fait effectivement quelque temps que Vanessa Wagner est tentée par le grand voyage des Études, initié en 2013 à Perth par Maki Namekawa, amie du compositeur et pionnière en 2014 de la première intégrale discographique. De son côté, dès 2019, sur ses albums Inland, Mirrored et Study of invisible, Les Heures immobiles, Vanessa Wagner invitait à reconsidérer une musique regardée de haut par des gens finissant généralement par avouer qu'ils ne la connaissent pas. Une musique dont l'apparente simplicité posait la question tout en y répondant : difficulté et virtuosité sont-elles les gages de l'inspiration ?
On questionnera longtemps la motivation de la Philharmonie de n'avoir pas fait choix, comme pour la précédente intégrale, de la Grande Salle Pierre Boulez. Dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique prise d'assaut en deux semaines, la ferveur est palpable. Le silence sera religieux.
Toute de lamé or, toute d'élégance paisible, Vanessa Wagner s'avance, se recueille, avant que ses mains ne plaquent le premier accord du portique idéal qu'est l'Étude n° 1. Des mains qu'elle gardera longtemps en l'air après le dernier. L'attention portée aux deux reprises variées du thème principal donnent le ton de sa démarche : traquer chaque ligne mélodique, la spécificité de chaque étude, en accordant de surcroît le plus grand soin aux fins, effectivement toutes ciselées, aux enchaînements, savamment pensés, sans oublier en prime de dessiner la grande arche édifiée plus de deux heures durant de l'Étude n° 1 à l'Étude n° 20. Encore moins qu'à la fin du premier Acte de Parsifal à Bayreuth personne n'aura l'idée d'applaudir… le silence qui suit du Glass est bien sûr encore du Glass.
Vanessa Wagner montre combien chaque pièce est à sa place dans l'architecture très pensée de ces deux cahiers composés sur vingt ans. La très suspendue n° 5 prépare le torrent de la très sensationnelle n° 6, la seule que la pianiste se permet d'amputer d'une reprise (hélas pour ce tube absolu de la partition !), sa virtuosité lisztienne exigeant peut-être beaucoup d'un Steinway qui devra être ré-accordé à la pause. La n° 7 (la plus longue) est une transe où le corps même de la pianiste s'abandonne discrètement, le providentiel retour au calme de l'émouvante n° 8 (entre The Truman show, musique de Glass, et Les Marionnettes de Christophe) lui permettant, batteries rechargées, de se jeter goulûment sur la n°9 (la plus brève) mais une des plus haletantes, prise avec une vélocité joueuse assez irrésistible. Parant le motorisme de l'einsteinienne n° 10 de brusque à-coups, Vanessa Wagner montre comment s'emparer encore et toujours de la liberté laissée par le compositeur.
Après un bref entracte (“Si cela ne tenait qu'à moi, je ne ferais même pas de pause entre les deux cahiers”, déclare Vanessa Wagner), la n° 11 est l'occasion idéale pour faire sonner les graves du clavier ré-accordé. Sur la n° 12, plus schubertienne que jamais, Vanessa Wagner, tête en arrière, semble entrer dans une autre dimension, ramenée à la réalité par la double série d'arpèges cristallins égrenée avant les dernières mesures par une main droite aérienne. On goûte la longue résonance accordée à la conclusion de la très mélodique n° 16. Et c'est sans fatigue apparente, comme nourrie pour longtemps, que Vanessa Wagner parvient à la conclusion idéale du cycle, la très cosmique Étude 20, que l'on aurait volontiers imaginée plus interminable, et qu'elle quitte comme à regret après qu'a résonné la dernière note de la main gauche (le la le plus grave du piano) et que ses deux mains, longtemps en apesanteur, ont enfin donné le signal du retour au réel.
Glass jouait en concert le premier cahier qu'il avait composé pour améliorer sa technique pianistique. Mais pas le second, principalement destiné à « un interprète idéal imaginaire. » Richard Guérin, responsable du label du compositeur, était présent à la Cité de la Musique. À son retour à New York, il pourra rapporter au compositeur que, par-delà l'Atlantique, une pianiste française, Vanessa Wagner, idéale mais bien réelle, aura tourné en beauté, après le récent Satyagraha niçois, la seconde page de l'année Glass qui va continuer de s'écrire en France tout au long de la saison 2025/2026.












