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Ivo Pogorelich dans Beethoven à la Philharmonie de Paris : précis de re-composition

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Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. 9-11-2025. Ludwig van Beethoven : sonates pour piano n° 8 en ut mineur opus 13 « pathétique », n°17 en ré mineur opus 31 n°2 « la tempête », n°23 en fa mineur opus 57 « appassionata ». Bagatelles opus 33N)6 en ré majeur, opus 126 N°3 en mi bémol majeur. Ivo Pogorelich, piano

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Un récital d' est une expérience musicale assez unique, voire dérangeante, dont on ne ressort pas indemne. Avec ce dernier récital en la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, le pianiste, par son approche et son propos, recentre « ailleurs » les enjeux stylistiques, esthétiques et interprétatifs de trois parmi les plus célèbres sonates de Beethoven, quitte à bousculer drastiquement nos habitudes d'écoute.

L'impression d'une performance à la lisière de l'art et de l'introspection est renforcée par l'aspect du matériel utilisé : les partitions, dont à l'évidence il pourrait se passer, sont bien en main, parfois reliées, parfois sous forme de feuillets détachés. Celle de la Tempête, notamment, est dans un état vétuste et précaire, rendant les quelques « tournes » de pages particulièrement périlleuses. S'ajoute donc une tension visuelle à la concentration sonore, tant pour l'artiste — qui n'hésite pas à réprimander gentiment son assistante du soir… — que pour son public !

Dès son début de carrière, s'est construit une légende basée autant sur le génie de la ré-interprétation — son historique version de l'Opus 111 gravée à vingt-trois ans à peine — que sur une réputation d'artiste insaisissable et délibérément marginal. La vie l'a peu épargné, et après plusieurs années de total silence, son retour à la scène, et plus sporadiquement au studio d'enregistrement, a exacerbé la dimension ruptrice, foncièrement originale de son approche : avant tout, place au son, par le truchement d'une technique superlative et quasiment irréprochable — ce soir, tout au plus une ou deux minimes scories affublant les doigts faibles de la main droite sur l'ensemble du récital — au service d'une science de l'étagement des plans. « (Le son) doit naître, vivre et mourir » dit-il , et l'artiste entend « y consacrer sa vie ».

Pogorelich cultive là un certain héritage russe et lisztien (via Siloti) qu'il a hérité de son professeur et défunte épouse Alisa Kezeradze. Nous voici donc projetés dans le domaine de la pure texture sonore sculptée avec minutie, où chaque note semble peser de tout son poids, avec une infime précision presque chirurgicale, nonobstant parfois un appui un peu envahissant des basses fondamentales des accords ou des arpèges, comme lors de la réexposition du premier temps de l'Appassionata.

Cette religion du son — une sorte d'équivalent pianistique de l'approche phénoménologique de l'orchestre cultivée jadis par un Sergiu Celibidache — va de pair avec une exacerbation des contrastes dynamiques et une dilatation géante des tempi, loin de ceux, métronomiquement souhaités par Beethoven lui-même. Si la forme globale, la Gestalt, de chaque mouvement reste perceptible, force est de constater un estompement de la norme rythmique et de la progression agogique : ce sera la couleur contre le dessin, les nuances exacerbées contre l'avènement de la ligne. De sorte que l'on a, à force de scrutations parfois alambiquées des arcanes des diverses partitions, l'impression d'une totale réinvention, tantôt très pensée, tantôt quasi improvisée, de ces œuvres. C'est en quelque sorte du Pogorelich vu et revu à travers le prisme beethovénien, au gré d'une architecture projetée dans la démesure.

D'emblée, les premiers accords, burinés du Grave de la sonate Pathétique opus 13, veulent marquer le pas. Mais cette exacerbation du discours semble ignorer précisément la dialectique d'oppositions des tempi — moteur poétique même de ce mouvement. À ce train de sénateur, l'Adagio central semble presque épelé, dans l'ignorance délibérée de tout phrasé,  et le Rondo allegro final, malgré son immense diversification coloriste, demeure piégé dans un certain statisme au gré de l'alternance du refrain et des divers couplets : un allegretto dénervé d'où se sont absentées toute progression narrative ou impatience dramatique.

Sans doute, par l'aspect plus méditatif, récitatif et kaléidoscopique de son discours au gré de ses deux premiers temps — et en particulier de son Adagio —, la sonate « La Tempête » résiste mieux à ce traitement de choc, à cette approche volontairement « déconstruite, » morcelée, aussi introspective qu'expérimentale… même si, au fil de ses redites, à force de plus brutales oppositions, l'Allegretto final s'étiole quelque peu : on ne peut qu'être désarçonné par l'énoncé délibérément déhanché de son refrain.

Après l'entracte, nous sont proposées en guise d'ouverture « apéritive » deux bagatelles extraites de deux recueils différents : la troisième de l'Opus 33, quelque peu corsetée dans sa liberté discursive, et la sixième de l'Opus 126, ni vraiment cantabile ni grazioso, comme souhaitée par Beethoven. entend déployer un arsenal de sonorités vif-argent, dans des tempi  oblitérant toute spontanéité ou fantasie pré-schumannienne de ces superbes miniatures.

La célébrissime sonate Appassionata s'éloigne de tout déchaînement héroïque et passionné : elle s'étire par ses orientations lentissimes au-delà des trente minutes ! Le feu n'y couve plus sous la cendre, loin du torrent enflammé au lit granitique qu'y voyait un Romain Rolland. Le premier mouvement, à l'énoncé liminaire presque bancal par son hésitation contrainte, à la limite de la désarticulation, se veut succession de blocs sonores implacables : les basses plus présentes que jamais confèrent une dimension tellurique, écrasante, archétypale à l'ensemble — non sans quelque relâchement de tension au gré d'un développement d'une lenteur tantôt solennelle tantôt scolaire dans l'alignement des traits arpégés.

L'Andante con moto central, au choral liminaire diapré, travaillé à l'extrême dans ses reliefs harmoniques, manque au gré de ses variations de cette « tension par accumulation » : point de contraction des tempi — un peu à la manière du dernier Arrau — voire de progression dynamique, avec comme seul ressort dramatique la seule mise en œuvre de la matière sonore. Le final, marmoréen, joué souvent au fond du clavier, déçoit par ce manque délibéré d'élan, par cette stagnation des phrasés, étiolés par cette volonté de retenue extrême. Seule la péroraison de la coda retrouve soudainement une urgence, une verdeur, une alacrité qui nous auront quelque peu manqué au gré de cette (pour le moins) discutable interprétation.

La question n'est donc pas celle de la fidélité absolue au texte et aux indications du compositeur, mais celle de la vision, de la totale re-création de l'artiste-interprète. En choisissant de déformer, ou plutôt de re-form(ul)er, ces chefs-d'œuvre archi-connus, Pogorelich ne cherche pas le consensus, mais la confrontation. Il pousse notre écoute dans ses derniers retranchements, débarrassée de préjugés ou de tout poncif sclérosé. Avouons pourtant souvent osciller entre une admiration stupéfaite — devant la maîtrise technique et l'indéniable culture du son — et une profonde perplexité face à cette violence faite à nos codes de lectures habituels. Le compositeur s'efface temporairement pour laisser place, souvent de manière désarçonnante, à l'interprète-penseur, érigé en maître absolu du jeu, de l'espace, du temps et du timbre.

Libératoire, le Nocturne opus 55 n°2 en mi bémol majeur de Chopin donné en bis convient sans doute mieux à cette approche drastique, avec cet à-pic dynamique de la première note isolée tenue comme une suspension au-dessus d'un abîme harmonique, incarnant à elle seule la vision esthétique de l'artiste : les énoncés renoncent à toute blafardise vespérale, à toute anecdote sentimentalisée, pour recourir à la seule poétique du son au gré de ces entrelacs harmoniques, menant lentement à la butée de ces cinq ultimes accords péremptoires, dernière marque d'un interprète refusant jusqu'au terme de son récital toute inertie émotionnelle, au risque de surprendre, voire de violenter quelque peu son public, visiblement très partagé, tout comme nous, entre triomphaux applaudissements et indubitable réserve.

Crédits photographiques : Ivo Pogorelich © Alfonso Batalla

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