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Léonard et le mystère de la lyre d’argent

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Léonard de Vinci a laissé de nombreux projets, dont certains n’ont jamais été accomplis. D’autres, construits loin après sa mort, ont souvent fonctionné exactement comme leur concepteur l’avait imaginé, prouvant à la fois son talent artistique et son esprit d’invention hors du commun. Pour accéder au dossier complet : Les mystères musicaux de Léonard de Vinci

 
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Nous sommes en 1483, à Milan. Le duc, Ludovic Sforza, dit « Le Maure », accueille Léonard de Vinci, émissaire du Florentin Laurent de Médicis, dit « Le Magnifique ». Ce dernier lui offre un cadeau somptueux : un instrument de musique, une lyre à bras, fabriquée par Léonard lui-même, en forme de crâne de cheval et, comble du luxe, dans un matériau particulier : de l’argent. Lors de la cérémonie de remise du présent, Léonard joue de cette lyre, aux qualités sonores remarquables, et charme l’auditoire.

2lira1Voici une histoire, assez connue des musiciens et luthiers, qui a toujours fasciné par son côté à la fois merveilleux et surprenant. Une chose surtout semble pour le moins étrange : qu’un cadeau offert par un prince à un autre soit un instrument de musique, symbole à la fois de plaisir et de prestige, comme en témoigne le matériau de sa construction, est un classique du genre. Il existe plusieurs instruments de ce type, en porcelaine, décorés à l’extrême, ou même sertis de pierres précieuses. Mais, de fait, la destination de ces objets est décorative et d’apparat, et non utilitaire. Il serait en effet tout à fait malcommode, voire techniquement impossible d’en jouer. Or cette lyre semble contredire à la fois cet usage, en même temps que les lois de l’acoustique. De plus, à quoi peut bien ressembler une lyre en forme de « crâne de cheval » ? Et quelle drôle d’idée !

Autant de questions qui nous ont amené, pour en proposer une interprétation plausible, à se pencher plus précisément sur cette lyre à bras. Pour cela, il faut revenir un peu en arrière, en 1460, à Florence, sous le règne de Cosme de Médicis, grand-père de Laurent. Au sein de sa cour gravite un cercle d’érudits, nommé l’« Académie platonicienne », dans laquelle on trouve notamment Jean Pic de la Mirandole et Marsile Ficin. Ils sont savants, philosophes et musiciens et ont un projet : construire, en associant aux principes philosophiques de l’Antiquité gréco-romaine les procédés magiques de l’hermétisme, un « talisman », un objet qui procurerait à son utilisateur pouvoir et puissance. Ce talisman n’est autre que cette lyre à bras (lira da braccio en italien), une viole d’un type nouveau, tant au niveau du modèle que du mode de jeu.

La découverte de cette information nous a permis alors de proposer une réponse à cette première énigme, celle de la forme en crâne de cheval. Différents modèles de lyre à bras ont existé. Mais un des principes de l’Hermétisme devait être toujours mis en œuvre : « le talisman doit avoir des ressemblances qu’on doit rechercher dans les plantes et les animaux… ». La première idée est donc que cette fameuse lyre avait vraiment la forme d’un crâne de cheval, certains luthiers audacieux en ayant d’ailleurs réellement construites, reprenant le plus fidèlement possible la silhouette morbide, avec plus ou moins de bonheur quant au résultat plastique et sonore. Concernant les règles esthétiques, le fameux ouvrage de 1505 Trattato della pittura (Traité de peinture), aussi appelé Codex Urbinas, y décrit la « manière moderne », consistant à « dépasser la simple imitation de la nature ». Les formes des lyres devaient donc certainement être « stylisées », pour employer une expression d’aujourd’hui. Cela se comprend aisément si, en plus des principes symboliques propres à l’époque, on tient compte des nécessités ergonomiques et pratiques. La représentation du joueur de lira da braccio de Bartolomeo Cincani évoque précisément un crâne d’animal retourné, pourquoi pas de cheval.

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Quant au matériau supposé, l’argent, l’explication peut se trouver au sein du texte original dans lequel figure l’histoire introduisant notre propos, intitulé Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, paru en 1550, œuvre du Florentin Giorgio Vasari. Il écrit cet ouvrage vingt ans après la mort de Léonard, en se basant sur des textes précédents. Détail important, c’est un représentant du style dit « anecdotique », usant souvent de l’hyperbole, dont l’objectif est plus de frapper les esprits que d’être rigoureux sans pour autant inventer son propos de toutes pièces. Proposer une lyre « en argent » exprime bien la valeur du cadeau. Pour autant, ce n’est probablement pas l’instrument lui-même qui est en « argent ». Ce substantif doit plutôt être entendu comme adjectif relatif au timbre de l’instrument. En se tournant à nouveau vers différents traités musicaux de l’époque, on y apprend que les cordes en boyau de mouton employées alors pouvaient, suivant le soin apporté à leur confection, leur calibre, leur torsion, leur tension, produire des effets sonores qu’on qualifiait parfois d’« argenté », c’est-à-dire particulièrement clair. Grâce à une anecdote du même Vasari, on découvre que Léonard avait entamé un travail d’étude précisément sur les boyaux de moutons, en commandant de grandes quantités et faisant toutes sortes d’expériences avec. Ainsi, l’idée la plus probable est qu’il ait monté sa lyre avec des cordes de sa fabrication, lui procurant ainsi un son spécial.

Cette lyre n’est donc pas un simple instrument de musique récréatif mais bien un outil alchimique pouvant, à l’instar de la lyre d’Orphée dont il est l’avatar assumé, agir directement sur les hommes et les choses. Cet instrument magique sera très en vogue durant une bonne partie des XVe et XVIe siècles dans toute la péninsule, avant de tomber peu à peu en désuétude en même tant que l’alchimie.

On sait que Léonard en jouait en virtuose. Il est donc logique que Laurent le mandate, accompagné de son disciple du moment, Atalante Migliorotti, lui aussi musicien, joueur le lyre et luthier, spécialisé précisément en cet instrument, auprès de Ludovic afin, comme il en avait pris l’habitude, de promouvoir l’art florentin auprès des pays voisins. Mais du temps de Léonard de Vinci, les rapports entre les seigneurs étaient très ambigus. Certes, Florence et Milan étaient alliés militairement. Mais, en ces temps troublés, pouvait-on vraiment parler d’amitié entre Laurent et Ludovic ? Les rivalités commerciales, de prestige ou d’influence, et l’instabilité politique, poussaient chaque souverain à une grande prudence dans ses rapports avec ses homologues, voire à une forme de paranoïa. Laurent n’en était pas exempt, on sait qu’il enverra, comme beaucoup de princes, nombre d’espions dans les différentes cours italiennes. Et Léonard, à certaines époques et pour d’autres souverains, tels César Borgia ou Louis XII, s’était vu confier des missions d’espionnage en bonne et due forme. Aussi, le fait que Laurent envoya Léonard et Atalante portant un « cadeau » tel qu’une lyre à bras, dotée de pouvoirs magiques éventuellement coercitifs si utilisée à cet effet par des spécialistes, peut poser question : cet objet, en forme de tête de cheval, n’était-il pas… un cheval de Troie ?

Léonard, nous dit Vasari, a charmé son auditoire, Ludovic le premier. Une fois sous son enchantement, n’a-t-il pas pu, tel Orphée, tel Hermès auquel il a si souvent été comparé, le soumettre à sa volonté et obtenir de lui quelques renseignements d’importance ? Pris par un délire conspirationniste (mais légitime par rapport à l’époque en question), nous irons plus loin : on sait, toujours par la même source, que, lors de son séjour, Léonard en profita pour proposer ses services à Ludovic, lui présentant son talent dans l’art militaire et les machines de guerre. Ce dernier l’embaucha effectivement, c’est-à-dire le débaucha de chez les Médicis. Léonard aurait-il été un agent double ? Ne serait-ce pas pour cette raison que Laurent, bien avisé, le flanqua de son assistant, pour le surveiller, voire le neutraliser au moyen de ce même instrument ? Là, nous l’avouons, nous sommes peut-être allé trop loin dans nos références à Machiavel…

Crédits photographiques : Le Tintoret, Apollon et Marsyas (1545), image libre de droit ; Joueur de lira da braccio par Bartolomeo Cincani vers 1500 © Christian Rault

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